Toute la semaine, des gens vont et viennent aux Trois Marches. Mathieu Dreyfus y fait une apparition, mais jamais Lucie, qui loge en ville chez une veuve. Labori, qui a établi sa résidence non loin de la nôtre, monte la colline presque tous les soirs avec Marguerite pour dîner avec nous dès qu’il a terminé ses entretiens avec son client.
— Comment tient-il le coup ? lui demandé-je un soir.
— Étonnamment bien, compte tenu de la situation. Mais, mon Dieu, quel curieux bonhomme, vous ne trouvez pas ? Je le vois presque tous les jours depuis un mois, et je ne crois pas le connaître mieux qu’au bout des dix premières minutes. Il maintient tout à distance. J’imagine que c’est comme ça qu’il a réussi à survivre.
— Et comment se passe le huis clos ? Qu’est-ce que le tribunal pense des dossiers secrets ?
— Ah ! C’est fou ce que les militaires sont friands de ces choses-là ! Il y en a des centaines et des centaines de pages — lettres d’amour, billets doux entre homosexuels, rumeurs, complots, faux et pistes qui ne conduisent nulle part. C’est comme les « Livres sibyllins » : on peut les lire dans n’importe quel ordre et les interpréter comme on veut. Néanmoins, je doute qu’on y trouve plus de vingt lignes se rapportant directement à Dreyfus.
Nous sommes en train de fumer un peu à l’écart des autres. La nuit tombe. Des rires retentissent derrière nous. La voix de Jaurès, que la nature a créée pour parler devant un public de dix mille personnes plutôt que devant une tablée de dix convives, retentit dans tout le jardin.
— Je vois qu’on nous observe, remarque soudain Labori.
De l’autre côté de la rue, dans l’encadrement d’une fenêtre à l’étage, Mercier est bien visible, et il a les yeux rivés sur nous.
— Il vient de recevoir ses vieux camarades à dîner, commenté-je. Boisdeffre, Gonse, Pellieux, Billot — ils n’arrêtent pas d’aller et venir, en face.
— J’ai appris qu’il avait l’intention de se faire élire au Sénat. Ce procès est une formidable tribune pour lui. Sans ses ambitions politiques, ils seraient complètement perdus.
— Sans ses ambitions politiques, rétorqué-je, toute cette affaire n’aurait jamais existé. Il croyait que Dreyfus serait son billet pour la présidence.
— Il le croit toujours.
Mercier doit témoigner samedi — premier jour où la presse et le public pourront revenir dans le prétoire depuis la première audience. Son apparition est attendue avec à peine moins d’impatience que celle de Dreyfus lui-même. Il arrive au tribunal en tenue de général — tunique rouge, pantalon noir, képi rouge et or. La médaille de grand officier de la Légion d’honneur brille sur sa poitrine. Lorsqu’il est appelé à la barre, il quitte sa place au milieu des témoins militaires et s’avance vers les juges avec une serviette de cuir noir. Il se tient à moins de deux pas de l’endroit où Dreyfus est assis, mais ne coule pas même un regard dans sa direction.
— Ma déposition sera forcément un peu longue, dit-il d’une voix basse et rauque.
— Huissier, mettez un siège à la disposition du général, fait Jouaust avec onction.
Mercier parle pendant trois heures, sortant document sur document de sa serviette de cuir — notamment la lettre « ce canaille de D », dont il persiste à affirmer qu’elle fait référence à Dreyfus, et même les faux rapports Guénée, tout en se gardant de mentionner le nom de la source, Val Carlos. Il les transmet à Jouaust, qui les donne à son tour aux juges à ses côtés. Au bout d’un moment, Labori se redresse sur son siège et tend le cou pour me regarder, comme pour dire : « Qu’est-ce que fabrique cet imbécile ? » Je m’efforce de garder un visage neutre, mais je crois qu’il a raison : en présentant des preuves du dossier secret en séance publique, Mercier prête un flanc dangereusement exposé au contre-interrogatoire de Labori.
Et, tel un éditorialiste paranoïaque et illettré de La Libre Parole, Mercier poursuit sa litanie peuplée de conspirations juives. Il prétend que trente-cinq millions de francs ont été levés en Allemagne et en Angleterre pour libérer Dreyfus. Il cite comme véridique la phrase que Dreyfus a toujours nié avoir dite sur l’occupation allemande de l’Alsace-Lorraine : « Pour nous, les Juifs, ce n’est pas la même chose. Notre Dieu est là où nous sommes. » Il ramène le vieux mythe des « aveux » avant la dégradation. Il concocte l’explication la plus fantaisiste imaginable pour expliquer pourquoi il a montré le dossier secret aux juges du conseil de guerre, assurant qu’à cause de la controverse autour de Dreyfus, la France était « à deux doigts d’une guerre » contre l’Allemagne — à tel point qu’il avait ordonné au général de Boisdeffre de se tenir prêt à envoyer le télégramme qui déclencherait la mobilisation générale pendant que lui, Mercier, attendait à l’Élysée avec le président de la République, Casimir-Perier, jusqu’à plus de minuit afin de voir si l’empereur d’Allemagne déciderait de la paix ou de la guerre.
Casimir-Perier, qui est assis avec les témoins, se lève pour protester contre ce mensonge, et comme Jouaust lui refuse le droit d’intervenir, il secoue la tête devant tant d’absurdités, ce qui fait sensation dans le prétoire.
Mercier agit comme si de rien n’était. C’est encore la vieille paranoïa au sujet de l’Allemagne, l’odeur nauséabonde et persistante du défaitisme d’après 1870. Il continue.
— Eh bien ! À ce moment-là, devions-nous désirer la guerre ? Devais-je, moi, ministre de la Guerre, par conséquent homme du gouvernement, devais-je désirer, pour mon pays, une guerre entreprise dans ces conditions ? Je n’hésite pas à dire « non ». D’autre part, devais-je laisser les juges du conseil de guerre dans l’ignorance des charges qui pesaient contre Dreyfus ? Ces pièces, dit-il en tapotant sa serviette de cuir sur la barre devant lui, constituaient, à ce moment, ce qu’on appelait le dossier secret, et j’estimais qu’il était indispensable que les juges en prissent connaissance. Pouvais-je recourir au secret relatif du huis clos ? Messieurs, je n’ai pas confiance dans les huis clos. La presse arrive à être en possession de tout ce qu’elle veut, et elle le publie. Ce ne sont pas les menaces du gouvernement qui l’en empêchent. Dans ces conditions, je mis sous pli cacheté les pièces secrètes, et je l’envoyai au président du conseil de guerre.
Dreyfus est assis bien droit sur sa chaise. Il contemple Mercier avec une intense stupéfaction, à laquelle s’ajoute autre chose aussi, quelque chose de plus fort que la stupéfaction : pour la première fois, il brûle d’une violente colère.
Mercier ne le voit pas parce qu’il évite soigneusement de le regarder.
— J’ajouterai seulement un mot. Je ne suis pas arrivé à mon âge sans avoir fait la triste expérience que tout ce qui est humain est sujet à l’erreur. D’ailleurs, si je suis faible d’esprit, comme l’a dit M. Zola, je suis au moins un honnête homme et le fils d’un honnête homme. Si le moindre doute avait effleuré mon esprit, messieurs, je serais le premier à vous le déclarer et, ajoute-t-il en se tournant enfin vers l’accusé, à dire devant vous au capitaine Dreyfus : Je me suis trompé de bonne foi.