Cette dernière ficelle dramatique est plus que Dreyfus n’en peut supporter. Soudain, et sans plus aucune trace de raideur dans les jambes, il bondit sur ses pieds, serre les poings et se tourne vers Mercier comme s’il voulait le frapper pour répliquer d’une voix terrible, mi-hurlement mi-sanglot :
— C’est ce que vous devriez dire !
Toute la salle retient son souffle. Les magistrats sont trop stupéfiés pour réagir. Seul Mercier paraît indifférent. Il ignore la silhouette dressée devant lui.
— Je viendrais dire au capitaine Dreyfus, répète-t-il patiemment, je me suis trompé de bonne foi, je viens, avec la même bonne foi, le reconnaître et je ferai tout ce qui est humainement possible pour réparer une épouvantable erreur.
Dreyfus est toujours debout, les yeux rivés sur lui, le bras levé.
— C’est votre devoir !
Des applaudissements retentissent, surtout de la part des journalistes, et je me joins à eux.
Mercier sourit, comme s’il se trouvait devant des enfants turbulents, et secoue la tête, attendant que les manifestations se calment.
— Eh bien, non, ma conviction, depuis 1894, n’a pas subi la plus légère atteinte. Elle s’est fortifiée par l’étude plus approfondie du dossier, elles s’est fortifiée aussi de l’inanité des résultats obtenus pour prouver l’innocence du condamné de 1894 malgré l’immensité des efforts accumulés, malgré l’énormité des millions follement dépensés. Voilà, j’ai terminé.
Là-dessus, Mercier ferme sa serviette de cuir, se lève, s’incline devant les juges, prend son képi posé devant lui, fourre les documents sous son bras et se tourne pour quitter la barre sous les huées ; lorsqu’il passe devant les bancs de la presse, l’un des reporters — il s’agit de Georges Bourdon, du Figaro — lui siffle :
— Assassin !
Mercier se fige et tend le doigt.
— Cet homme vient de me traiter d’assassin !
Le procureur militaire se lève :
— Monsieur le président, je demande que cet homme soit arrêté pour outrage.
Jouaust appelle l’huissier d’armes :
— Arrêtez cet homme !
Alors que des soldats se dirigent vers Bourdon, Labori se lève.
— Monsieur le président, je vous prie de m’excuser, mais j’aimerais interroger le témoin.
— Bien sûr, Maître Labori, répond Jouaust en vérifiant tranquillement sa montre, mais il est déjà plus de midi, et demain, nous sommes dimanche. Vous devrez donc attendre lundi matin à six heures et demie. Jusque-là, l’audience est levée.
24
Le témoignage de Mercier est accueilli comme un ratage complet, une grave déception pour son propre camp puisqu’il n’a pas réussi à fournir la « preuve » annoncée de la culpabilité de Dreyfus, et comme une chance à saisir pour le nôtre dans la mesure où Labori — dont les contre-interrogatoires passent pour être les plus agressifs du barreau de Paris — va pouvoir le sommer de s’expliquer sur le dossier secret à la barre des témoins. Tout ce dont Labori a besoin, c’est de munitions, aussi, dimanche matin, je me rends là où il loge pour l’aider à préparer le terrain. Je n’ai aucun scrupule à violer ce qui reste de mon serment au secret professionnel : si Mercier peut disserter sur des questions de sûreté nationale, moi aussi.
— Ce qu’il faut savoir, au sujet de Mercier, commencé-je, bien installé avec Labori dans son bureau de fortune, c’est que, sans lui, il n’y aurait jamais eu d’affaire Dreyfus. C’est lui qui a ordonné que la chasse à l’espion se limite à l’état-major, ce qui a constitué la première erreur fondamentale. C’est lui qui a ordonné de maintenir Dreyfus en isolement pendant des semaines, pour le faire avouer. Et c’est lui qui a ordonné la compilation d’un dossier secret.
— Je lui demanderai de se justifier sur ces trois points, dit Labori en prenant rapidement des notes. Mais on ne dit pas qu’ils savaient dès le début que Dreyfus était innocent ?
— Pas au tout début. Quand Dreyfus a refusé d’avouer et qu’ils se sont rendu compte que tout ce qu’ils avaient contre lui était l’écriture du bordereau, c’est là, me semble-t-il, qu’ils ont commencé à paniquer et à fabriquer des preuves.
— Et vous pensez que Mercier le savait ?
— J’en suis sûr.
— Comment ?
— Parce que, début novembre, le ministère des Affaires étrangères a déchiffré un télégramme italien codé disant que Panizzardi n’avait même jamais entendu parler de Dreyfus.
Labori, sans cesser d’écrire, hausse les sourcils.
— Et Mercier en a eu connaissance ?
— Oui. Le message déchiffré lui a été remis en mains propres.
Labori cesse d’écrire et se redresse contre le dossier de son fauteuil, tapotant son carnet du bout de son crayon.
— Il devait donc savoir plus d’un mois avant le conseil de guerre que la lettre « ce canaille de D » ne pouvait pas s’appliquer à Dreyfus ?
J’acquiesce d’un signe de tête.
— Et ça ne l’a pas empêché, poursuit-il, de la présenter aux juges avec un commentaire soulignant son importance dans la démonstration de la culpabilité de Dreyfus ?
— Et il a maintenu la même position hier. Cet homme est sans scrupules.
— Qu’a fait la section de statistique du télégramme italien ? J’imagine qu’ils se sont contentés de fermer les yeux ?
— Non, pis encore : ils ont détruit l’original du ministère de la Guerre et l’ont remplacé par une version falsifiée qui impliquait le contraire, à savoir que Panizzardi connaissait Dreyfus.
— Et, au bout du compte, c’est Mercier qui est responsable de ça ?
— C’est ce que je pense après y avoir réfléchi pendant des mois. Ils sont nombreux à avoir les mains sales — Sandherr, Gonse, Henry — mais c’est Mercier qui a tout dirigé. C’est lui qui aurait dû arrêter l’action contre Dreyfus dès l’instant où il a vu le télégramme. Mais il savait qu’il aurait à en souffrir au plan politique, alors qu’en sortant vainqueur d’une action en justice, il pourrait être propulsé à l’Élysée. C’était une illusion stupide, mais, fondamentalement, Mercier est un crétin.
Labori se remet à écrire.
— Et qu’en est-il de cette autre pièce du dossier secret qu’il a citée hier — le rapport de Guénée, l’agent de la Sûreté —, est-ce que je peux le coincer là-dessus ?
— C’est un faux, sans aucun doute. Guénée assure que l’attaché militaire espagnol, le marquis de Val Carlos, lui aurait dit que les Allemands avaient un espion à la section du renseignement. Henry a juré que Val Carlos lui avait répété la même histoire trois mois plus tard et qu’il s’en était servi contre Dreyfus lors du premier conseil de guerre. Mais regardez le style : rien ne va. J’en ai parlé avec Guénée peu après avoir découvert ces messages. Je n’ai jamais vu quelqu’un avoir l’air aussi fuyant.
— Devons-nous assigner Val Carlos à comparaître ? Lui demander de confirmer ce qu’il a dit ?
— Vous pouvez essayer, mais je ne doute pas qu’il fera valoir son immunité diplomatique. Pourquoi ne pas faire venir Guénée ?