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Pendant qu’il est hors de la pièce, Edmond me demande :

— Est-ce que ça va ?

— Dégoûté par ma forme physique, sinon, ça va, réponds-je en frappant le bras de mon fauteuil avec emportement. Si seulement j’avais pris mon revolver — je l’aurais abattu sans problème.

— C’est Labori qu’il visait, ou toi ?

Je n’y avais pas réfléchi.

— Oh, Labori… j’en suis sûr. Ils auront voulu l’empêcher à tout prix d’interroger Mercier. On va devoir trouver un remplaçant pour la reprise du procès.

Edmond se fige.

— Bon Dieu, tu ne le sais pas ? Jouaust n’a consenti qu’à une suspension de quarante-cinq minutes. Demange a dû retourner là-bas pour interroger Mercier.

— Mais Demange n’est pas préparé ! Il ne sait pas quelles questions poser !

C’est une catastrophe. Je me rue dehors, passe devant les journalistes et dévale la côte pour gagner le lycée. Il commence à pleuvoir. D’énormes gouttes tièdes crèvent sur les pavés, emplissant l’air de senteurs de terre mouillée. Plusieurs reporters m’emboîtent le pas. Ils courent à mes côtés et posent des questions en parvenant je ne sais comment à noter mes réponses.

— Donc, l’assassin court toujours ?

— Pour autant que je sache.

— Pensez-vous qu’il sera pris ?

— Il pourrait l’être… mais quant à savoir s’il le sera, c’est une autre question.

— Pensez-vous que l’armée est derrière ce crime ?

— J’espère que non.

— Vous ne l’excluez pas ?

— Mettons que je trouve étrange que dans une ville où circulent pas moins de cinq mille policiers et soldats, un tueur puisse tirer sur l’avocat de Dreyfus et disparaître dans la nature sans la moindre difficulté.

C’est tout ce qu’ils veulent entendre. Arrivés à l’entrée du lycée, ils m’abandonnent pour courir vers la bourse du commerce télégraphier leur article.

Dans le prétoire, Mercier est à la barre et, le temps d’atteindre ma place, je me rends compte que Demange est à la peine dans son interrogatoire du général. Demange est un homme honnête et raffiné de près de soixante ans, aux yeux de chien battu, et représente loyalement son client depuis près de cinq ans. Mais il ne s’est pas préparé à cette séance et, même s’il l’avait fait, il lui manque l’agressivité incisive de Labori. C’est, pour dire les choses franchement, un moulin à parole. Il a coutume de préfacer chacune de ses questions de toute une tirade, donnant ainsi à Mercier tout le temps nécessaire pour réfléchir à ses réponses. Mercier n’a aucun mal à le balayer. Interrogé sur le faux télégramme Panizzardi des archives du ministère de la Guerre, il nie en avoir eu connaissance ; quand on lui demande pourquoi il n’a pas placé le télégramme dans le dossier secret pour le montrer aux juges, il répond que cela n’aurait pas plu au ministère des Affaires étrangères. Après quelques minutes de cette comédie, on lui permet de se retirer. Alors qu’il remonte l’allée, son regard se porte dans ma direction. Il s’arrête et se penche vers moi pour me parler, sachant que toute la salle nous regarde. Il me dit alors avec un ton d’extrême sollicitude, et assez fort pour que la moitié du tribunal entende :

— Monsieur Picquart, c’est affreux, ce qui s’est passé. Comment va Maître Labori ?

— On n’a pas encore pu retirer la balle, mon général. Nous en saurons davantage demain.

— C’est un incident des plus regrettables. Vous voudrez bien transmettre à Mme Labori tous mes vœux pour le rétablissement de son mari ?

— Certainement, mon général.

Ses étranges yeux vert d’eau soutiennent mon regard et, pendant une fraction de seconde, j’entrevois, tel un aileron de requin qui rôde, l’ombre de sa malveillance. Puis il hoche la tête et s’éloigne.

Le lendemain, c’est l’Assomption, jour férié, et la cour ne siège pas. Labori a survécu, et sa fièvre tombe. On peut espérer qu’il se remette. Mercredi, Demange réclame en début de séance un ajournement d’une semaine pour permettre à Labori de revenir, ou mettre un nouvel avocat au courant du dossier — Albert Clemenceau a accepté de reprendre l’affaire. Jouaust rejette la requête : les circonstances sont malheureuses, mais la défense devra s’arranger du mieux qu’elle peut.

La première partie de la séance est consacrée aux détails de la détention de Dreyfus sur l’île du Diable, et alors que l’on nous décrit l’incroyable sévérité du régime appliqué, les témoins de l’accusation eux-mêmes — tant Boisdeffre que Gonse — ont la décence de paraître gênés devant le catalogue des tourments infligés au nom de la justice. Mais lorsque, à la fin, le président Jouaust demande à l’accusé s’il a un commentaire à ajouter, Dreyfus répond avec raideur :

— Je ne viens pas ici, mon colonel, parler des tortures qu’on a fait subir pendant cinq ans à un Français et à un innocent. Je ne suis ici que pour défendre mon honneur, mon colonel, et celui de mes enfants.

Il préfère la haine de l’armée à sa pitié. Je me rends compte que ce qui peut passer pour de la froideur est en partie dû à sa détermination à ne pas être une victime. Je le respecte pour cela.

Le jeudi, je suis appelé à la barre.

Je me dirige vers l’avant du prétoire et gravis les deux marches de l’estrade, conscient du silence qui tombe soudain derrière moi sur l’assistance du tribunal bondé. Je n’éprouve nulle nervosité, juste le désir d’en finir. Devant moi, j’ai la barre surmontée d’une tablette sur laquelle les témoins peuvent poser leurs notes ou leur képi, au-delà, l’estrade et sa rangée de magistrats — deux colonels, trois commandants et deux capitaines —, et à ma gauche, assis à deux mètres à peine, il y a Dreyfus. Comme il est bizarre de se trouver assez près de lui pour lui serrer la main et de ne pas pouvoir lui parler ! J’essaie d’oublier sa présence pour regarder droit devant moi et jurer de dire la vérité, toute la vérité.

Jouaust commence :

— Connaissiez-vous l’accusé avant les faits qui lui sont reprochés ?

— Oui, mon colonel.

— Comment l’avez-vous connu ?

— J’étais professeur à l’École de guerre quand Dreyfus était élève à la même école.

— Vos relations se sont bornées à cela ?

— Absolument.

— Vous n’êtes ni son parent, ni son allié ?

— Non, mon colonel.

— Vous n’êtes pas à son service ni lui au vôtre ?

— Non, mon colonel.

Jouaust note.

C’est seulement alors que je risque un regard vers Dreyfus.

Il est depuis si longtemps au centre de mon existence, il a changé si radicalement mon destin et occupe une telle place dans mon imagination que je me dis qu’il serait impossible à l’homme d’égaler tout ce qu’il représente. Mais même ainsi, il est curieux d’observer cet étranger si placide dont je dirais, si je ne savais pas qui il est, que c’est un petit fonctionnaire à la retraite d’un service colonial, et qui me regarde à travers son pince-nez comme si nous nous trouvions par hasard dans le même compartiment d’un train lors d’un très long voyage.

Je suis rappelé à la réalité par la voix sèche de Jouaust :

— Veuillez nous faire connaître les faits que vous savez…

Et je détourne les yeux.

Mon témoignage prend pratiquement toute la séance du jour et la majeure partie de la suivante. Inutile de raconter encore — le petit bleu, Esterhazy, le bordereau… Je le livre une fois de plus comme un cours, ce qu’il n’est pas loin d’être. Je suis le fondateur de l’école des études dreyfusardes. J’en suis le plus grand spécialiste, le professeur phare — il n’est aucune question sur mon domaine d’étude à laquelle je ne saurais répondre : chaque lettre, chaque télégramme, chaque personnalité, chaque faux, chaque mensonge. De temps à autre, des officiers de l’état-major se lèvent tels des étudiants suants pour me défier sur des points précis. Je les démonte sans peine. Il m’arrive, pendant que je parle, de scruter les visages concentrés des juges de la même façon que je surveillais ceux de mes élèves, et de me demander ce qu’ils comprennent vraiment.