Выбрать главу

Lorsque Jouaust me prie enfin de quitter la barre et que je me retourne pour regagner ma place, il me semble — mais je peux me tromper — que Dreyfus m’adresse un imperceptible signe de tête, et un demi-sourire de remerciement.

La convalescence de Labori se poursuit. Et, au milieu de la semaine suivante, alors que la balle demeure logée dans les muscles de son épaule, il revient au tribunal. Il entre en compagnie de Marguerite sous un tonnerre d’acclamations. Il remercie l’assistance d’un geste du bras et s’avance vers sa place, où l’on a installé un grand fauteuil confortable. Le seul signe visible de sa blessure, à part une pâleur de craie, est une raideur dans son bras gauche, qu’il peut à peine bouger. Dreyfus se lève à son passage et serre chaleureusement sa main valide.

Je ne suis pas pour ma part convaincu qu’il soit aussi prêt à reprendre son poste qu’il l’assure. Je m’y connais assez en blessures par balle, et je sais qu’il est plus long qu’on ne croit de s’en remettre. Labori aurait dû à mon avis être opéré pour extraire la balle, mais cela aurait signifié quitter définitivement les débats. Il souffre beaucoup et ne dort pas. Et il y a aussi le traumatisme mental qu’il refuse de reconnaître. Je le vois lorsqu’il sort dans la rue, à son léger recul dès qu’un étranger approche, main tendue, ou à son tressaillement quand il entend un pas pressé dans son dos. D’un point de vue professionnel, cela s’exprime par une certaine irritabilité et des sautes d’humeur, en particulier avec le président de la cour, que Labori ne se lasse pas de provoquer :

JOUAUST : Je vous prie de vous exprimer avec modération.

LABORI : Je n’ai pas dit un mot qui ne fût modéré !

JOUAUST : Mais le ton ne l’est pas.

LABORI : Je ne suis pas le maître de mon ton.

JOUAUST : Vous devriez en être le maître. Tout homme est maître de sa personne.

LABORI : Je suis le maître de ma personne ; je ne suis pas le maître de mon ton.

JOUAUST : Je vais vous retirer la parole.

LABORI : Retirez-la-moi…

JOUAUST : Asseyez-vous !

LABORI : Je m’assieds, monsieur le président, mais pas sur votre ordre !

Un jour, lors d’une réunion de stratégie juridique à laquelle je participe avec Mathieu Dreyfus, Demange déclare de son ton légèrement pompeux :

— Nous ne devons jamais perdre de vue notre objectif principal, mon cher Labori, qui n’est pas, avec tout le respect que je vous dois, de fustiger l’armée pour ses erreurs, mais de faire en sorte que notre client soit libéré. Et comme il s’agit d’un procès militaire, dont l’issue sera décidée par des militaires, nous devons nous montrer diplomates.

— Ah oui, rétorque Labori, diplomates ! J’imagine qu’il s’agit de la même diplomatie qui a conduit votre client à passer quatre ans sur l’île du Diable !

Demange, le visage congestionné de fureur, rassemble ses papiers et quitte la pièce.

Mathieu se lève avec lassitude pour le rattraper. À la porte, il lâche :

— Je comprends votre frustration, Labori, mais Edgar soutient fidèlement notre famille depuis cinq ans. Il a mérité le droit de fixer l’orientation générale de notre stratégie.

En l’occurrence, je suis d’accord avec Labori. Je connais l’armée. La diplomatie ne sert à rien avec elle. Elle n’entend que la force. Mais, même pour moi, Labori va trop loin quand il décide de télégraphier — sans consulter Demange — à l’empereur d’Allemagne et au roi d’Italie pour leur demander de permettre à Schwartzkoppen et à Panizzardi (tous deux retournés dans leurs pays respectifs) de venir témoigner à Rennes. Le chancelier allemand, le comte von Bülow, lui répond comme à un aliéné.

Sa Majesté l’empereur et roi, notre maître gracieux entre tous, considère qu’il est naturellement et totalement impossible d’accéder en quelque manière que ce soit à l’étrange suggestion de Maître Labori.

Les rapports entre les deux avocats ne cessent de se détériorer, au point que Labori, livide de douleur, annonce qu’il ne donnera pas sa plaidoirie.

— Je ne peux pas participer à une stratégie à laquelle je ne crois pas. Si ce vieil imbécile pense qu’il peut gagner en se montrant poli avec ces salauds meurtriers, qu’il essaie tout seul.

Alors que la fin du procès approche, le préfet de police d’Ille-et-Vilaine, M. Dureault, vient me voir dans la cour bondée du lycée où chacun se dégourdit les jambes. Il me prend en aparté et me glisse à voix basse :

— Nous savons de source sûre, monsieur Picquart, que les nationalistes projettent d’arriver en force pour le verdict et que, si Dreyfus est acquitté, il y aura de graves violences. Dans ces conditions, je crains que nous ne puissions garantir votre sécurité et je vous conjure de quitter la ville avant. J’espère que vous comprenez ?

— Merci, monsieur Dureault. J’apprécie votre franchise.

— Mon autre conseil, si je puis me permettre, serait que vous preniez le train de nuit afin de ne pas être reconnu.

Il s’éloigne. Je m’appuie contre le mur, au soleil, et fume une cigarette. Je ne regretterai pas de partir. Cela fait près d’un mois que je suis ici. Comme presque tout le monde. Il y a Gonse et Boisdeffre, qui font les cent pas, bras dessus bras dessous, comme s’ils se soutenaient l’un l’autre. Il y a Mercier et Billot, qui sont assis sur un mur et balancent les jambes comme des écoliers. Il y a Mme Henry, la veuve de la nation, voilée de noir de la tête aux pieds, qui flotte à travers la cour tel l’Ange de la Mort au bras du commandant Lauth, avec qui elle entretient, dit-on, une relation intime. Il y a la silhouette courtaude et ébouriffée de M. Bertillon qui tient une valise pleine de diagrammes et persiste à assurer que Dreyfus a déguisé son écriture pour produire le bordereau. Il y a Gribelin, qui s’est trouvé un coin d’ombre où se tapir. Tout le monde n’est pas là, bien sûr. Il y a certaines absences fantomatiques — Sandherr, Henry, Lemercier-Picard, Guénée — et certaines autres qui le sont nettement moins — du Paty, qui a évité de témoigner en prétextant une maladie ; Scheurer-Kestner, qui est réellement malade, lui, et se meurt paraît-il d’un cancer ; et Esterhazy, qui est allé se terrer dans le village anglais de Harpenden. Sinon, nous sommes tous là, pareils aux pensionnaires d’un asile, ou aux passagers d’un Hollandais volant juridique, condamnés à nous tourner autour et à tourner autour du monde, indéfiniment.