Une cloche sonne la fin de la suspension des débats.
Au soir du jeudi 7 septembre, Edmond et moi organisons un dîner d’adieu aux Trois Marches. Labori et Marguerite sont là, mais Mathieu et Demange ne viennent pas. Nous portons un dernier toast à la victoire et levons nos verres dans la direction de la demeure où séjourne Mercier. Puis nous prenons un fiacre pour rejoindre la gare déserte et montons dans le train du soir vers Paris. Personne ne nous voit partir. La ville s’enfonce dans l’obscurité derrière nous.
Le verdict doit être rendu samedi après-midi, et Aline Ménard-Dorian décide que c’est l’occasion rêvée pour donner une grande réception. Elle s’arrange avec son ami le sous-secrétaire d’État aux Postes et Télégraphes pour avoir une ligne téléphonique ouverte entre son salon et la bourse du commerce de Rennes — nous connaîtrons ainsi le résultat presque en temps réel —, et elle invite tous les habitués de son salon ainsi que quelques autres pour un buffet à une heure de l’après-midi, rue de la Faisanderie.
Je n’ai pas très envie d’y aller, mais elle insiste tellement — « Ce serait si merveilleux de vous avoir avec nous, mon cher Georges, afin de partager votre moment de gloire » — que j’aurais l’impression de me montrer grossier en refusant. Et puis, de toute façon, je n’ai rien d’autre à faire.
De retour d’exil, Zola est présent, ainsi que Georges et Albert Clemenceau, Jean Jaurès et Blowitz, du Times de Londres. Nous devons être cinquante ou soixante, y compris Blanche de Comminges accompagnée d’un jeune homme du nom d’Espic de Ginestet, qu’elle nous présente comme son fiancé. Un valet de pied en livrée est posté dans le coin, près du téléphone, et vérifie régulièrement auprès du téléphoniste que la ligne est en état de marche. À trois heures et quart, alors que nous avons fini de manger — ou, en ce qui me concerne, de ne pas manger — il fait signe à notre hôte, Paul Ménard, le mari d’Aline, industriel aux sympathies radicales, et lui tend l’appareil. Ménard écoute, la mine grave, puis annonce :
— Les juges se sont retirés pour délibérer.
Et il remet le récepteur entre les mains gantées de blanc du valet de pied.
Je sors sur la terrasse pour être seul, mais quelques invités me suivent. M. de Blowitz, dont le corps sphérique et les gros traits rougeauds lui donnent l’apparence d’un personnage de Dickens — M. Bumble, peut-être, ou Pickwick —, me demande si je me souviens combien de temps ont pris les délibérations lors du premier conseil de guerre.
— Une demi-heure.
— Et diriez-vous, monsieur, que plus les délibérations sont longues, plus l’issue a de chance d’être favorable à l’accusé, ou le contraire ?
— Je ne saurais vraiment pas répondre. Je vous prie de m’excuser.
Les minutes qui suivent sont une torture. Une église voisine sonne la demie, puis quatre heures. Nous arpentons le carré de pelouse.
— Ils étudient visiblement à fond toutes les charges, commente Zola, et dans ce cas, ils ne peuvent pas faire autrement que d’être de notre côté. C’est bon signe.
— Non, intervient Georges Clemenceau, on pousse les gens à changer d’avis, et ce n’est pas bon pour Dreyfus.
Je retourne dans le salon et me poste près de la fenêtre. Des gens se sont rassemblés dans la rue. Quelqu’un crie pour savoir s’il y a des nouvelles. Je fais non de la tête. À cinq heures moins le quart, le valet de pied prévient Ménard, qui va prendre le téléphone.
Ménard écoute, puis déclare :
— Les juges reviennent dans le prétoire.
Les délibérations auront donc duré une heure et demie. Est-ce long ou court ? Bon ou mauvais ? Je ne sais qu’en penser.
Cinq minutes s’écoulent. Dix minutes. Quelqu’un fait une plaisanterie pour détendre l’atmosphère, et des gens rient. Soudain, Ménard lève la main pour réclamer le silence. Il se passe quelque chose à l’autre bout du fil. Son visage s’assombrit. Lentement, implacablement, son bras retombe.
— Coupable, dit-il d’une voix sourde, à cinq voix contre deux. La peine réduite à dix ans de prison.
Un peu plus d’une semaine plus tard, en fin d’après-midi, Mathieu Dreyfus vient me voir. Je suis surpris de le trouver sur le pas de ma porte. Il n’est jamais venu chez moi. Pour la première fois, il a mauvaise mine et l’air décomposé, même la fleur à sa boutonnière est fanée. Il se perche sur le bord de mon petit canapé, tournant et retournant son chapeau melon entre ses mains. Il désigne d’un signe de tête mon secrétaire jonché de papiers et la lampe allumée.
— Je vous dérange en plein travail, pardonnez-moi.
— Ce n’est rien… je me disais que j’allais mettre tout cela sur le papier pendant que c’est encore frais dans ma mémoire. Mais pas pour la publication, en tout cas pas de mon vivant. Je peux vous offrir un verre ?
— Non, merci. Je ne vais pas rester. Je prends le train de Rennes ce soir.
— Ah. Comment va-t-il ?
— Franchement, Picquart, je crains qu’il ne se prépare à la mort.
— Oh, allons, allons, Dreyfus ! dis-je en m’asseyant en face de lui. Si votre frère a pu survivre à quatre années sur l’île du Diable, il peut supporter quelques mois de plus en prison ! Je suis certain que ça ne prendra pas davantage. Le gouvernement sera bien obligé de le laisser sortir avant l’Exposition universelle s’il ne veut pas de boycott. On ne peut pas se permettre de le laisser mourir en prison.
— Il a demandé à voir ses enfants pour la première fois depuis son arrestation. Vous imaginez l’effet que cela va avoir sur eux — de voir leur père dans un tel état. Il ne leur ferait pas subir une telle épreuve à moins de vouloir leur faire ses adieux.
— Vous êtes certain qu’il va si mal ? Il a été examiné par un médecin ?
— Le gouvernement a envoyé un spécialiste à Rennes. Il a établi qu’Alfred souffre de dénutrition, de la malaria et peut-être d’une tuberculose de la moelle épinière. Son avis est qu’il ne tiendra pas longtemps s’il reste en captivité. C’est pour cette raison, dit-il en me regardant d’un air malheureux, que je suis venu vous prévenir — je suis désolé de le dire — que nous avons décidé d’accepter la grâce qui a été proposée.
Un silence. Je voudrais pouvoir mettre un peu de chaleur dans ma voix.
— Je vois. Il y a un marché dans la balance, je suppose ?
— Le président du Conseil s’inquiète de ce que le pays puisse rester divisé.
— Je n’en doute pas un instant.
— Je sais que c’est un sale coup pour vous, Picquart. Je vois bien que cela vous place dans une position inconfortable…
— Oui. Comment pourrait-il en être autrement ? explosé-je. Accepter la grâce, c’est admettre sa culpabilité !
— Techniquement, oui. Mais Jaurès a rédigé une déclaration qu’Alfred fera dès sa sortie de prison.
Le gouvernement de la République me rend la liberté. Elle n’est rien pour moi sans l’honneur. Dès aujourd’hui, je vais continuer à poursuivre la réparation de l’effroyable erreur judiciaire dont je suis encore victime…
Cela continue encore, mais j’en ai lu assez. Je lui rends la feuille.
— Eh bien, voilà de très nobles paroles, dis-je avec amertume. Cela ne me surprend pas — on peut faire confiance à Jaurès pour les nobles paroles. Mais la réalité, c’est que l’armée a gagné. Et la moindre de leurs conditions va être l’amnistie pour tous ceux qui ont organisé la conspiration contre votre frère.