Je soulève la serviette pour la lui montrer.
— Je pensais bien que vous viendriez. Tout est là, n’est-ce pas ? s’enquit-il en désignant la serviette d’un doigt tremblant. Faites voir.
Je sors les lettres et m’approche du lit.
— Je suppose qu’elles proviennent d’agents, dis-je en les posant sur la couverture, à portée de sa main, avant de reculer. Mais je ne sais pas qui ils sont ni à qui me fier.
— Mon mot d’ordre est de ne vous fier à personne, comme cela, vous ne serez jamais déçu.
Il se détourne pour attraper ses lunettes sur la table de chevet, et je remarque que les plaies qui rampent sous la barbe du menton et de la gorge forment une trace livide sur le côté de son cou. Il chausse ses lunettes et examine l’une des lettres.
— Asseyez-vous. Approchez cette chaise. Vous avez un crayon ? Vous allez devoir écrire.
Durant deux heures, prenant à peine le temps de respirer, Sandherr me fait faire la visite guidée de son monde secret : cet homme travaille dans une blanchisserie qui fournit la garnison allemande de Metz ; celui-ci est un délinquant lorrain qui pourra cambrioler des adresses sur ordre ; celui-là est un ivrogne ; lui est homosexuel ; c’est une patriote qui a perdu son neveu en 70 et qui tient la maison du gouverneur militaire ; vous pouvez faire confiance à Untel et Untel ; ne vous fiez pas à celui-ci ni à celle-là ; lui, a besoin de trois cents francs immédiatement : il faudrait se débarrasser de celui-là… Je prends tout en note sans discontinuer jusqu’à ce que nous ayons passé en revue toutes les lettres. Il me donne de mémoire la liste d’autres agents ainsi que leurs noms de code et me conseille de demander leurs adresses à Gribelin. Il commence à fatiguer.
Je lui propose de m’en aller.
— Tout à l’heure. Dans le chiffonnier, là, indique-t-il en tendant faiblement la main. Il y a deux ou trois choses que vous devriez avoir.
Il me regarde m’agenouiller devant le meuble pour l’ouvrir. J’en sors une cassette métallique, très lourde, et aussi une grande enveloppe.
— Ouvrez-les, ordonne-t-il.
La cassette n’est pas fermée à clef. Elle contient une petite fortune en pièces d’or et billets de banque : la plupart en francs français, mais aussi en marks allemands et en livres anglaises.
— Il doit y en avoir pour environ quarante-huit mille francs. Quand vous serez à court, parlez-en à Boisdeffre. M. Paléologue, du ministère des Affaires étrangères, a également pour instruction de contribuer. Servez-vous-en pour les agents, les règlements exceptionnels. Veillez à avoir toujours ce qu’il faut sous la main. Mettez la cassette dans votre sac.
Je m’exécute, puis j’ouvre l’enveloppe. Elle renferme une centaine de pages : des listes de noms et d’adresses soigneusement consignées à la main et classées par départements *.
— Il faut les tenir à jour, recommande Sandherr.
— Qu’est-ce que c’est ?
— L’œuvre de toute une vie.
Il émet un rire sec, qui dégénère en toux.
Je feuillette la pile. Il doit y avoir dans les deux ou trois mille personnes répertoriées.
— Qui sont ces gens ?
— Des traîtres présumés, qu’il faudrait arrêter immédiatement en cas de guerre. Les polices régionales ne sont habilitées à connaître que les noms dépendant de leurs circonscriptions respectives. Il n’existe qu’un autre original à part celui-ci, et c’est le ministre qui le détient. Il existe aussi une autre liste, plus longue, que garde Gribelin.
— Plus longue ?
— Elle comprend cent mille noms.
— Mon Dieu ! m’écrié-je. Ce doit être aussi épais qu’une bible ! Et qu’est-ce qu’elle recense ?
— Des étrangers, qu’il conviendra d’enfermer si des hostilités éclatent. Et cela ne comprend pas les Juifs.
— Vous pensez que si la guerre éclate, il sera nécessaire d’enfermer les Juifs ?
— Il faudra pour le moins les obliger à s’inscrire sur un registre et les contraindre à un couvre-feu et des restrictions de déplacement.
Sandherr retire ses lunettes d’une main tremblante et les repose sur la table de chevet. Puis il s’appuie contre les oreillers et ferme les yeux.
— Ma femme m’est très dévouée, comme vous avez pu le constater — plus dévouée que la plupart des épouses le seraient en de telles circonstances. Elle considère que c’est une honte que l’on m’ait démis de mes fonctions. Mais je lui répète que je suis heureux de passer à l’arrière-plan. Quand je regarde Paris et vois partout le nombre d’étrangers, quand je constate la dégénérescence de tous les critères moraux et artistiques, je prends conscience que je ne connais plus ma propre ville. C’est pour cela que nous avons perdu, en 70 — la nation n’est plus pure.
Je commence à rassembler les lettres pour les ranger dans ma serviette. Ce genre de propos m’ennuie toujours : tous ces vieux qui se plaignent que le monde s’en va à vau-l’eau. C’est tellement banal. J’ai hâte de m’éloigner de sa présence oppressante. Mais il me reste encore une chose à demander :
— Vous avez parlé des Juifs. Le général de Boisdeffre craint un regain d’intérêt pour l’affaire Dreyfus.
— Le général de Boisdeffre, réplique Sandherr comme s’il énonçait une vérité scientifique, est une vieille femme.
— Il s’inquiète du manque de motifs convaincants…
— Des motifs ? marmonne Sandherr.
Sa tête branle sur l’oreiller, mais je ne saurais dire si c’est à cause de son incrédulité ou de sa maladie.
— Qu’est-ce qu’il raconte ? reprend-il. Des motifs ? Dreyfus est juif, plus allemand que français ! La majeure partie de sa famille vit en Allemagne ! Tous ses revenus proviennent de l’Allemagne. Combien de motifs faudrait-il encore au général ?
— Quoi qu’il en soit, il aimerait que je « nourrisse le dossier ». Ce sont ses propres termes.
— Le dossier Dreyfus est assez gras comme ça. Sept juges l’ont examiné et ont déclaré à l’unanimité Dreyfus coupable. Parlez-en à Henry si vous avez le moindre problème.
Là-dessus, Sandherr ramène les couvertures sur ses épaules et se met sur le côté en me tournant le dos. J’attends une minute ou deux. Puis je finis par le remercier de son aide et le salue. Mais s’il m’entend, il ne me répond pas.
Je m’attarde un instant sur le trottoir, devant le domicile de Sandherr, aveuglé par le soleil après la pénombre de sa chambre de malade. Les listes de traîtres et d’espions ajoutées aux liquidités pèsent lourd dans ma serviette. Alors que je traverse l’avenue du Trocadéro à la recherche d’un fiacre, je jette un coup d’œil à gauche pour vérifier que la voie est libre et remarque vaguement un élégant immeuble doté d’une double porte, avec le numéro 6 apposé sur un carreau de faïence bleue. Sur le moment, cela n’éveille rien, puis je m’arrête brusquement et y regarde à deux fois. Le no 6, avenue du Trocadéro *. Je reconnais cette adresse pour l’avoir vue maintes fois écrite. C’est là que vivait Dreyfus à l’époque de son arrestation.
Je me retourne vers la rue Léonce-Reynaud. Ce n’est, bien sûr, qu’une coïncidence, mais elle n’en est pas moins singulière : dire que Dreyfus a vécu si près de l’instrument de sa perte qu’ils auraient pratiquement pu se voir de leurs portes respectives ! Ils devaient pour le moins se croiser souvent alors qu’ils se rendaient chaque jour aux mêmes heures au ministère de la Guerre. Je m’avance au bord du trottoir, penche la tête en arrière et mets la main en visière pour examiner l’immeuble imposant. Chaque haute fenêtre donne sur la Seine et dispose d’un balcon à rambarde de fer forgé assez grand pour qu’on puisse s’y asseoir. C’est infiniment plus cossu que l’appartement des Sandherr, enfoncé dans sa petite rue pavée.