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Mon œil est attiré par un mouvement, à une fenêtre du premier étage : le visage pâle d’un petit garçon qui me regarde, tel un invalide confiné dans sa chambre. Un adulte le rejoint — une jeune femme au visage aussi blanc que celui de l’enfant, encadré de boucles brunes — sa mère peut-être. Elle se tient derrière lui, les mains posées sur les bras du petit, et ils me regardent ensemble — moi, le colonel en uniforme qui les observe de la rue — jusqu’au moment où elle lui glisse quelques mots à l’oreille et l’entraîne avec douceur. Ils disparaissent.

4

Le lendemain matin, je décris l’étrange apparition au commandant Henry. Il se rembrunit.

— Une fenêtre au premier étage du numéro 6 ? Ce devait être l’épouse de Dreyfus, et son petit garçon… comment s’appelle-t-il, déjà ?… Pierre, c’est ça. Il y a une fille aussi, Jeanne. Mme Dreyfus garde les enfants à l’intérieur pour qu’ils ne puissent rien entendre au sujet de leur père. Elle leur a dit qu’il était parti en mission spéciale à l’étranger.

— Et ils la croient ?

— Pourquoi ne la croiraient-ils pas ? Ils sont tout petits.

— Comment savez-vous tout cela ?

— Oh, on les surveille toujours de près, ne vous en faites pas.

— De près à quel point ?

— Nous avons un agent parmi leurs domestiques. Nous les suivons. Nous interceptons leur courrier.

— Six mois après la condamnation de Dreyfus ?

— Le colonel Sandherr avait une théorie, selon laquelle Dreyfus aurait pu faire partie d’une organisation d’espionnage. Il pensait qu’en surveillant la famille nous pourrions découvrir des liens vers d’autres traîtres.

— Mais ça n’a pas été le cas ?

— Pas encore.

Je m’appuie contre le dossier de mon siège pour examiner Henry. Il paraît avenant, pas en très bonne forme, mais, sous la couche de graisse, je le soupçonne d’être encore très robuste — le genre de type à qui l’on paierait plein de verres dans un bar, et qui saurait en raconter une bien bonne quand il est d’humeur. Nous sommes aussi dissemblables qu’il est possible de l’être.

— Saviez-vous, demandé-je, que le colonel Sandherr n’habite qu’à cent mètres de chez Dreyfus ?

Il arrive qu’une lueur rusée passe dans le regard d’Henry. C’est la seule faille dans son armure de bonhomie.

— C’est aussi près que ça ? lâche-t-il sur un ton désinvolte. Je ne m’en étais pas rendu compte.

— Oui. Il me semble en fait, en regardant les lieux, qu’ils se sont forcément rencontrés occasionnellement, ne serait-ce que par hasard, dans la rue.

— C’est possible. Je sais que le colonel essayait de l’éviter. Il ne l’aimait pas — il trouvait qu’il posait toujours beaucoup trop de questions.

Tu parles, me dis-je, qu’il ne l’aimait pas. Le Juif qui a le grand appartement avec vue sur la Seine…

J’imagine Sandherr partant d’un pas vif vers la rue Saint-Dominique à neuf heures, un matin, et le jeune capitaine qui cherche à le rattraper et à engager la conversation. Dreyfus m’a toujours donné l’impression, les fois où j’ai eu affaire à lui, de souffrir d’une certaine carence au niveau du cerveau, comme s’il lui manquait une fonction vitale de sociabilité : l’aptitude à sentir quand il ennuyait les gens ou quand ceux-ci n’avaient pas envie de lui parler. Il était incapable de percevoir l’effet qu’il produisait sur les autres, tandis que Sandherr, qui voyait une conspiration dès que deux papillons se posaient sur une même fleur, devait trouver de plus en plus suspect son voisin juif trop curieux.

J’ouvre le tiroir de mon bureau et en sors les remèdes que j’y ai découverts la veille. Deux boîtes métalliques et deux petits flacons bleu foncé. Je les montre à Henry.

— Le colonel Sandherr a laissé ça.

— C’est un oubli. Puis-je ? s’enquit Henry en me les prenant d’un mouvement si empressé et maladroit qu’il manque de faire tomber l’un des flacons. Je vais les lui faire porter.

Je ne peux m’empêcher de glisser :

— Du mercure, de l’extrait de gaïac et de l’iodure de potassium… vous savez dans quel cas on prescrit ce traitement, n’est-ce pas ?

— Non, je ne suis pas médecin.

Je n’insiste pas.

— Je veux un rapport complet sur les activités de la famille Dreyfus — qui ils voient, ce qu’ils font pour aider le prisonnier. Je veux également lire toute la correspondance échangée avec l’île du Diable. Je suppose qu’elle passe par la censure et que nous en avons des copies ?

— Naturellement. Je vais dire à Gribelin de s’en occuper.

Puis, après une hésitation, il ajoute :

— Puis-je vous demander, mon colonel, pourquoi ce soudain intérêt pour Dreyfus ?

— Le général de Boisdeffre pense que cela pourrait devenir un problème politique. Il veut que nous nous tenions prêts.

— Je comprends. Je m’en charge tout de suite.

Il se retire en serrant les médicaments de Sandherr contre lui. Il sait bien sûr parfaitement à quoi correspond ce traitement : nous avons lui et moi sorti suffisamment de soldats de bordels clandestins pour connaître la prescription standard. Il ne me reste donc plus qu’à méditer sur ce qu’implique pour moi le fait d’avoir hérité le service de renseignements d’un prédécesseur visiblement atteint de syphilis au stade tertiaire, plus communément dénommée la paralysie générale du fou.

Cet après-midi-là, je rédige mon premier rapport secret pour l’état-major — un blanc *, comme on appelle ça rue Saint-Dominique. Je le concocte à partir du journal allemand local et d’une des lettres d’agent que Sandherr a élucidées pour moi : Un correspondant de Metz rapporte que, depuis quelques jours, il règne une grande activité parmi les troupes de la garnison de Metz. Il ne circule cependant dans la ville aucun bruit alarmant ni inquiétant, mais il semble que l’autorité militaire pousse l’instruction des troupes d’une façon intensive…

Je le relis une fois terminé et me demande si cela mérite d’être noté. Si cela a même un fond de vérité. Franchement, je n’en ai pas la moindre idée. Je sais seulement qu’on attend de moi que je livre un blanc au moins une fois par semaine, et que je ne peux pas faire mieux à mon premier essai. Je le fais donc partir pour le cabinet du chef d’état-major et m’attends à une réprimande pour avoir donné suite à des rumeurs aussi vagues. Au lieu de quoi, Boisdeffre en accuse réception, me remercie, en fait envoyer une copie à la direction de l’infanterie (j’imagine la conversation au club des officiers : Il paraîtrait que les Allemands mijotent quelque chose à Metz…), et on empoisonne la vie de cinquante mille soldats cantonnés près de la frontière orientale en les contraignant à des journées supplémentaires d’exercices et de marches forcées.

C’est ma première leçon sur le pouvoir cabalistique du « renseignement » et du « secret », deux mots susceptibles de pousser des personnes habituellement sensées à oublier leur raison pour se conduire comme des imbéciles.

Un jour ou deux plus tard, Henry fait entrer dans mon bureau un agent qui vient me parler de Dreyfus. Il me le présente comme étant François Guénée, de la Sûreté. C’est un homme d’une quarantaine d’années, au teint jaunâtre dû à l’effet de la nicotine ou de l’alcool, ou des deux, et qui a cette attitude à la fois bravache et obséquieuse qui caractérise un certain type de policiers. Pendant que nous nous serrons la main, je le reconnais pour l’avoir aperçu lors de ma première matinée : il comptait au nombre des personnages qui jouaient aux cartes en fumant la pipe, au rez-de chaussée.