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— Guénée s’occupe des opérations de surveillance de la famille Dreyfus, annonce Henry. J’ai pensé que vous voudriez savoir comment ça se présente.

— Je vous en prie.

Je les invite d’un geste, et nous prenons place autour de la table, dans le coin de mon bureau. Guénée a apporté un dossier ; Henry aussi.

Guénée commence.

— Conformément aux instructions du colonel Sandherr, j’ai concentré mon enquête sur le frère aîné du traître, Mathieu Dreyfus.

Il tire de son dossier une photo de studio et la fait glisser sur la table. C’est un bel homme, fringant même. Je me dis que c’est lui qui aurait dû être capitaine de l’armée plutôt qu’Alfred, qui ressemble davantage à un directeur de banque. Guénée reprend :

— Le sujet a trente-sept ans, et il a quitté son foyer de Mulhouse pour venir à Paris dans le seul but d’organiser la campagne pour la défense de son frère.

— Il y a donc une campagne ?

— Oui, mon colonel : il écrit des lettres à des personnalités en vue, et il a fait savoir qu’il est prêt à payer de belles sommes contre des informations.

— Vous savez qu’ils sont très riches, intervient Henry, et la femme de Dreyfus encore plus. C’est une Hadamard — une famille de négociants en diamants.

— Et le frère arrive-t-il à quelque chose ?

— Il y a un médecin, au Havre, le docteur Gibert, qui est un vieil ami du président de la République. Il a tout de suite proposé d’intercéder pour la famille auprès du président Faure.

— L’a-t-il fait ?

Guénée consulte son dossier.

— Le docteur a retrouvé le Président pour un petit déjeuner à l’Élysée le 21 février. Gibert s’est ensuite rendu directement à l’hôtel de l’Athénée, où l’attendait Mathieu Dreyfus — l’un de nos hommes l’y avait suivi depuis son appartement.

Il me remet le rapport de l’agent en question.

Les sujets étaient installés dans le hall et paraissaient très animés. Assis à la table voisine, j’entendis B déclarer à A ce qui suit : « Je te répète ce que m’a dit le Président — c’est sur le vu d’une pièce secrète communiquée aux juges que Dreyfus a été condamné, et pas sur les faits d’audience. » Ces propos furent répétés à plusieurs reprises, avec insistance… Après le départ de B, A resta assis, visiblement bouleversé. Puis il régla l’addition (voir copie ci-jointe) et quitta l’hôtel à 9 h 25.

Je me tourne vers Henry.

— Le Président a révélé que les juges avaient eu connaissance de preuves secrètes ?

— Les gens parlent, constate Henry avec un haussement d’épaules. Il était inévitable que cela se sache un jour.

— Oui, mais le Président… ? Cela ne vous choque pas ?

— Non. Pourquoi ? Ce n’est qu’une petite procédure légale. Ça ne change rien.

Je médite là-dessus, et je n’en suis pas aussi sûr. Comment mon ami Leblois réagirait-il, s’il apprenait une chose pareille ?

— Je suis d’accord que cela ne change rien à la culpabilité de Dreyfus. Mais si le fait qu’il ait été condamné en se fondant sur des pièces secrètes que ni lui ni son avocat n’ont jamais même vues devait se savoir, certains ne manqueront pas d’avancer qu’il n’a pas bénéficié d’un procès équitable.

Je commence à comprendre pourquoi Boisdeffre pressent les problèmes politiques.

— Savons-nous ce que la famille projette de faire de cette information ?

Henry jette un coup d’œil vers Guénée, qui secoue la tête.

— Au début, ils étaient très excités. Ils ont tenu une conférence de famille à Bâle. Ils ont fait venir un journaliste, un Juif dénommé Lazare. Il évolue dans les cercles anarchistes. Mais cela s’est passé il y a quatre mois ; ils n’ont rien fait depuis.

— Enfin, ils ont fait une chose, intervient Henry avec un clin d’œil. Parlez au colonel de Madame Léonie, cela va l’amuser !

— Oh oui, Madame Léonie ! s’exclame Guénée, qui se met à rire en fouillant dans son rapport. C’est encore une amie du docteur Gibert.

Il me tend la photographie d’une femme d’une cinquantaine d’années, au visage ordinaire et coiffée d’un bonnet normand, qui regarde l’objectif bien en face.

— Et qui est Madame Léonie ?

— C’est une somnambule.

— Vous êtes sérieux ?

— Absolument ! Elle entre dans un sommeil lucide et donne à Mathieu des informations sur l’affaire de son frère qu’elle prétend tirer du monde des esprits. Il l’a rencontrée au Havre et a été tellement impressionné qu’il l’a ramenée à Paris. Il lui a donné une chambre dans son appartement.

Je pose les portraits de Mathieu Dreyfus et de Madame Léonie côte à côte et sens mon malaise se dissiper. Faire tourner les tables, dire la bonne aventure et communiquer avec les morts sont la grande mode à Paris en ce moment. On en vient à désespérer de ses frères humains.

— Vous avez raison, Henry. Cela montre qu’ils n’en sont nulle part. Même s’ils ont découvert qu’il y a bien eu un dossier secret, ils se sont de toute évidence rendu compte que cela n’aurait en soi aucune implication. Nous devons juste nous assurer que cela reste ainsi.

Je me tourne vers Guénée.

— Comment organisez-vous la surveillance ?

— Nous les serrons de près, mon colonel. La nourrice de Mme Dreyfus nous fait un rapport hebdomadaire. Le concierge de l’immeuble de Mathieu Dreyfus, rue de Châteaudun, est notre informateur. Nous en avons un autre qui travaille comme servante pour son épouse. Sa cuisinière et le fiancé de celle-ci gardent également un œil sur eux. Nous le filons partout où il va. Tout le courrier de la famille est détourné ici par l’autorité des postes, et nous faisons des copies.

— Et voici la correspondance de Dreyfus lui-même, annonce Henry, qui soulève le dossier qu’il a apporté et me le tend. Ils veulent le récupérer demain.

Le dossier est entouré d’un ruban noir et porte le sceau officiel du ministère des Colonies. Je défais le nœud et ouvre la chemise. Certaines lettres sont des originaux — celles que le censeur a décidé de ne pas laisser passer et qui ont donc été retenues au ministère —, d’autres sont des copies de la correspondance qui a été approuvée. Ma chère Lucie… Vraiment, quand j’y pense encore, je me demande comment j’ai pu avoir le courage de te promettre de vivre après ma condamnation… Je repose la lettre et en saisis une autre. Mon pauvre Fred chéri, Ah ! quel déchirement j’ai éprouvé en quittant Saint-Martin, en m’éloignant de toi !

… Cela me surprend. Il m’est difficile de penser à ce personnage raide, froid et mal à l’aise sous ce nom de « Fred ».

— À partir de maintenant, dis-je, je voudrais avoir copie de toute leur correspondance dès qu’elle arrive au ministère des Colonies.

— Oui, mon colonel.

— Pendant ce temps, monsieur Guénée, vous devrez poursuivre la surveillance de la famille. Tant que leur agitation se limite à l’usage de la clairvoyance, cela ne nous concerne en rien. En revanche, si cela va au-delà, nous devrons réfléchir de nouveau. Et soyez toujours à l’affût de quelque chose qui pourrait suggérer un motif supplémentaire de la trahison de Dreyfus.