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— Oui, mon colonel.

La réunion s’achève là-dessus.

À la fin de l’après-midi, je glisse la correspondance dans ma serviette et l’emporte chez moi.

Le jour s’étire, chaud et tranquille, baigné d’une lumière dorée. Mon appartement est suffisamment en hauteur pour étouffer les bruits de la ville ; le reste est assourdi par les murs tapissés de livres. Un piano à queue — un Erard —, miraculeusement sauvé des décombres de Strasbourg et que ma mère m’a offert, domine l’espace au sol. Je m’installe dans mon fauteuil et enlève mes bottes. Puis j’allume une cigarette et porte mon regard vers la serviette posée sur le tabouret de piano. Je suis censé me changer et ressortir tout de suite. Je devrais laisser cela jusqu’à mon retour. Mais la curiosité est trop forte.

Je prends place devant le petit secrétaire qui se trouve entre les deux fenêtres et sors le dossier. La première pièce est une lettre envoyée depuis la prison militaire du Cherche-Midi et datée du 5 décembre 1894, plus de sept semaines après l’arrestation de Dreyfus. Elle a été soigneusement recopiée par le censeur sur du papier ligné.

Ma chère Lucie,

Enfin je puis t’écrire un mot, on vient de me signifier ma mise en jugement pour le 19 de ce mois. On me refuse le droit de te voir.

Je ne peux pas te décrire tout ce que j’ai souffert, il n’y a pas au monde de termes assez saisissants pour cela.

Te rappelles-tu quand je te disais combien nous étions heureux ? Tout nous souriait dans la vie. Puis soudain un coup de foudre épouvantable, dont mon cerveau est encore ébranlé. Moi, accusé du crime le plus monstrueux qu’un soldat puisse commettre ! Encore aujourd’hui je me crois le jouet d’un cauchemar épouvantable…

Je tourne la page et parcours rapidement les lignes jusqu’à la fin : Je t’embrasse mille fois comme je t’aime, comme je t’adore, ma Lucie chérie. Mille baisers aux enfants. Je n’ose pas t’en parler plus longuement, les pleurs me viennent aux yeux en pensant à eux. Alfred.

La lettre suivante, encore une copie, est rédigée depuis sa cellule, une quinzaine de jours plus tard, au lendemain de sa condamnation : Mon amertume est telle, mon cœur si ulcéré, que je me serais déjà débarrassé de cette triste vie, si ton souvenir ne m’arrêtait, si la crainte d’augmenter encore ton chagrin ne retenait mon bras.

Puis une copie d’une réponse de Lucie datée du jour de Noël : Vis pour moi, je t’en conjure, mon cher ami ; rassemble tes forces, lutte, luttons ensemble jusqu’à la découverte du coupable. Que deviendrai-je sans toi ? Je n’aurai plus rien qui me rattacherait au monde…

Je me sens sale de lire tout cela. C’est un peu comme d’entendre un couple faire l’amour dans la chambre d’à côté. Mais en même temps, c’est plus fort que moi, il faut que je poursuive ma lecture. Je tourne les pages et arrive à la description que Dreyfus fait de la cérémonie de dégradation. Lorsqu’il parle des regards de mépris que lui jetaient ses anciens camarades, je me demande ce qui lui passe par la tête : Mais comme je les comprends ! À leur place je n’aurais pas non plus pu contenir mon mépris à la vue d’un officier qu’on leur dit être un traître. Mais hélas, c’est là ce qu’il y a de tragique, c’est que le traître, ce n’est pas moi !…

J’arrête ma lecture pour allumer une autre cigarette. Est-ce que je crois à ses protestations d’innocence ? Pas un instant. Je n’ai de ma vie jamais rencontré un seul gredin qui ne proteste avec tout autant de sincérité qu’il est victime d’une erreur judiciaire. Cela semble faire partie intégrante de la mentalité criminelle : pour survivre à la captivité, il faut d’une certaine façon se convaincre que l’on n’est pas coupable. Je plains en revanche beaucoup Mme Dreyfus. Il est manifeste qu’elle lui fait totalement confiance — non, plus que cela, elle le vénère comme s’il était une sorte de saint martyr. Ta dignité, ta belle attitude, ont frappé bien des cœurs et lorsque l’heure de la réhabilitation arrivera, le souvenir des souffrances que tu as endurées dans ces horribles moments sera gravé dans la mémoire des hommes…

Je m’interromps à contrecœur. J’enferme le dossier sous clef à l’intérieur de mon secrétaire, me rase, passe un uniforme de cérémonie propre et pars chez mes amis, le comte et la comtesse de Comminges.

Je connais Aimery de Comminges, baron de Saint-Lary, depuis que nous avons fait le Tonkin ensemble, il y a plus de dix ans. J’étais jeune capitaine ; il était encore plus jeune et tout juste lieutenant. Pendant deux ans, nous avons combattu les Vietnamiens dans le delta du fleuve Rouge et bourlingué du côté de Saigon et de Hanoï. Puis, lorsque nous sommes rentrés en France, notre amitié s’est renforcée. Il m’a présenté à ses parents, et à ses jeunes sœurs, Daisy, Blanche et Isabelle. Les trois jeunes femmes étaient musiciennes, célibataires et pleines d’entrain, et, peu à peu, un salon s’est institué, composé d’elles, de leurs amis et de tous les camarades militaires d’Aimery qui s’intéressaient — ou, dans le but de rencontrer les sœurs en question, feignaient de s’intéresser — à la musique.

Cela fait six années que le salon existe, et c’est à l’une de ces réunions musicales que je suis convié ce soir. Comme d’habitude, tout autant pour me maintenir en forme que par souci d’économie, je choisis d’y aller à pied plutôt que de prendre un fiacre — et je marche d’un pas vif car je risque fort d’arriver en retard. L’hôtel * particulier des Comminges, imposant et vénérable, se dresse boulevard Saint-Germain. Je le repère de loin aux attelages et aux fiacres arrêtés devant pour déverser les invités. Je suis accueilli par un salut amical et une poignée de main chaleureuse de la part d’Aimery, à présent capitaine d’état-major au ministère de la Guerre, puis j’embrasse sa femme, Mathilde, dont la famille, les Waldner von Freundstein, est l’une des plus anciennes d’Alsace. Mathilde est désormais la maîtresse des lieux, et ce depuis la mort du vieux comte, il y a un an.

— Montez, me souffle-t-elle, la main posée sur mon bras. Nous commençons dans quelques minutes.

Sa méthode pour jouer les hôtesses de charme — et elle est des plus efficaces — consiste à faire en sorte que la remarque la plus anodine passe pour un secret entre elle et vous.

— Et vous resterez à dîner, n’est-ce pas, mon cher Georges ?

— Ce sera avec grand plaisir, merci.

En réalité, j’avais espéré pouvoir rentrer de bonne heure, mais je me soumets sans rechigner. Les célibataires de quarante ans sont les chats errants de la société. On nous fait entrer, on nous donne à manger et on nous fête. En échange, on attend de nous que nous amusions la galerie, que nous nous soumettions de bonne grâce à des manifestations d’affection parfois intempestives (« Alors Georges, quand vous déciderez-vous à vous marier ? »), et que nous soyons toujours d’accord pour compléter une tablée, même si l’on nous prévient au dernier moment.

Alors que je m’engage dans le hall, Aimery me lance :