— Blanche te cherche !
Et, presque au même moment, je vois sa sœur fendre la foule de l’entrée pour me rejoindre. Sa robe, et la coiffe assortie, comprend un grand nombre de plumes teintes en noir, vert, rouge et or.
— Blanche, dis-je alors qu’elle m’embrasse, vous avez l’air d’un faisan particulièrement succulent.
— J’espère bien que vous serez un dieu bienveillant, ce soir, gazouille-t-elle, et pas un dieu méchant, parce que je vous ai préparé une belle surprise.
Et elle me prend le bras pour m’entraîner vers le jardin, dans le sens inverse des invités.
Je lui oppose une résistance de pure forme.
— Je crois que Mathilde veut que nous montions tous…
— Ne soyez pas bête ! Il est à peine sept heures ! Pensez-vous que ce soit le caractère allemand ? ajoute-t-elle en baissant la voix.
Elle me conduit à la porte vitrée qui ouvre sur la petite bande de jardin séparée des voisins par un haut mur festonné de lanternes chinoises. Des serviteurs ramassent les verres d’orangeade et de liqueur abandonnés. Les invités sont tous montés. Il ne reste plus qu’une femme, seule, qui me tourne le dos. Elle se retourne et je m’aperçois que c’est Pauline. Elle sourit.
— Et voilà, dit Blanche avec une nuance étrange dans la voix. Vous voyez ? Une surprise.
C’est toujours Blanche qui organise les concerts. Ce soir, elle nous présente sa dernière découverte, un jeune prodige catalan, M. Casals, qui n’a que dix-huit ans et qu’elle a découvert alors qu’il jouait deuxième violoncelle dans l’orchestre du théâtre des Folies-Marigny. Il commence avec la sonate pour violoncelle de Saint-Saëns, et il est évident dès les premiers accords que c’est un prodige. En temps normal, je serais subjugué, mais ce soir, j’ai du mal à me concentrer. Je parcours du regard le public disposé le long des murs du grand salon, autour des musiciens qui jouent au centre. Sur une soixantaine de spectateurs, je dénombre une douzaine d’uniformes, principalement des cavaliers, comme Aimery, dont la moitié sont, je le sais, rattachés à l’état-major. Au bout d’un moment, il me semble que j’attire, moi aussi, quelques regards obliques : le plus jeune lieutenant-colonel de l’armée, célibataire, installé aux côtés de la séduisante épouse d’un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, qui est curieusement absent. Pour un officier dans ma position, la révélation d’un adultère provoquerait un scandale qui pourrait ruiner ma carrière. Je m’efforce de ne pas y penser et me concentre sur la musique, mais je suis mal à l’aise.
Pendant l’entracte, Pauline et moi retournons dans le jardin avec Blanche entre nous, qui nous tient chacun par le bras. Deux officiers, de vieux amis à moi, viennent me féliciter pour ma promotion, et je fais les présentations.
— Je vous présente le commandant Albert Curé — nous étions au Tonkin ensemble, avec Aimery. Et voici Mme Monnier. Et voici le capitaine William Lallemand de Marais…
— Surnommé le Demi-Dieu, m’interrompt Blanche.
— Pourquoi ? s’enquiert Pauline en souriant.
— En l’honneur de Loge dans L’or du Rhin, bien sûr — le demi-dieu du feu. Vous ne pouvez pas ne pas voir la ressemblance, ma chère ? Regardez cette passion ! Le capitaine Lallemand est le Demi-Dieu, et Georges est le Bon Dieu.
— Je ne connais pas très bien Wagner, malheureusement.
Lallemand, le plus savant d’entre nous en matière de musique, feint une incrédulité consternée :
— Vous ne connaissez pas très bien Wagner ! Colonel Picquart, il faut absolument que vous emmeniez Mme Monnier à Bayreuth !
Insistant un petit peu trop à mon goût, Curé demande :
— Et M. Monnier apprécie-t-il l’opéra ?
— Je suis au regret de dire que mon mari déteste la musique sous toutes ses formes.
Lorsqu’ils se sont éloignés, Pauline me glisse :
— Veux-tu que je parte ?
— Non, pourquoi donc ?
Nous buvons de l’orangeade. La grande puanteur s’est dissipée la veille, et la douce brise du faubourg Saint-Germain porte à présent des senteurs estivales fleuries.
— Mais tu sembles si mal à l’aise, mon chéri.
— Non, c’est simplement que je ne savais pas que Blanche et toi, vous vous connaissiez, c’est tout.
— Il y a un mois de cela, Isabelle m’a emmenée prendre le thé chez Alix Tocnaye, et elle y était aussi.
— Où est Philippe ?
— Il n’est pas là et ne rentre à Paris que demain.
L’implication, la suggestion, reste en suspens.
— Et les filles ? Tu dois les retrouver ?
Les filles de Pauline ont respectivement dix et sept ans.
— Elles passent la nuit chez la sœur de Philippe.
— Je comprends donc ce que Blanche entendait par une « surprise » ! commenté-je, hésitant encore entre l’amusement et l’agacement. Qu’est-ce qui t’a poussée à te confier à elle ?
— Je ne lui ai rien dit. J’ai cru que tu l’avais fait.
— Mais non !
— Pourtant, à sa façon de parler… elle a sous-entendu que tu l’avais fait. C’est pour cela que je l’ai laissée organiser cette soirée.
Nous nous dévisageons. Puis, par un processus d’intuition ou de déduction trop rapide pour moi, elle conclut :
— Blanche est amoureuse de toi.
J’émets un rire inquiet.
— Pas du tout !
— Tu as au moins eu une aventure avec elle ?
Je mens. Qu’est-ce qu’un gentilhomme pourrait faire d’autre en pareille situation ?
— Ma chère Pauline, elle a quinze ans de moins que moi. Je suis comme un grand frère pour elle.
— Mais elle ne cesse de t’observer. Tu l’obsèdes complètement et voilà qu’elle a deviné pour nous.
— Si Blanche était amoureuse de moi, dis-je à voix basse, elle ne ferait pas en sorte que je puisse passer la nuit avec toi.
Pauline sourit et secoue la tête.
— Si, c’est précisément ce qu’elle ferait. Puisqu’elle ne peut pas t’avoir, elle aura la satisfaction de contrôler celle qui le peut.
Nous vérifions instinctivement que personne ne nous écoute. Un valet de pied fait le tour pour murmurer aux invités que le concert va reprendre. Le jardin se vide. Un capitaine des dragons s’arrête sur le seuil et se tourne vers nous.
— Partons maintenant, lance soudain Pauline, avant la deuxième partie. Sautons le dîner.
— Et laissons deux sièges vides bien en vue ? Autant mettre une annonce dans Le Figaro.
Non, nous n’avons d’autre choix que de subir la soirée — la deuxième partie du quatuor à cordes, les deux rappels, le champagne qui suit, les adieux qui n’en finissent pas de ceux qui n’ont pas été invités à dîner, mais espèrent qu’on va se raviser à la dernière minute. Pauline et moi nous évitons soigneusement, ce qui est évidemment la preuve la plus manifeste qu’un couple entretient une liaison.
Il est plus de dix heures lorsque nous nous mettons à table. Nous sommes seize et je suis placé entre la mère d’Aimery, comtesse douairière, veuve de feu le comte de Comminges — toute de soie noire ébouriffée et de peau d’une blancheur mortelle, tel le spectre de Don Juan —, et Isabelle, la sœur de Blanche, qui vient d’épouser l’un des héritiers d’une famille de banquiers immensément riches, propriétaires d’un des quatre grands domaines classés de Bordeaux. Elle parle avec assurance de grands crus et d’appellations, mais elle pourrait tout aussi bien parler polynésien pour ce que j’en comprends. J’ai la sensation curieuse, presque étourdissante, d’être déconnecté de tout — la conversation raffinée n’est plus qu’un galimatias de phonèmes, la musique, de simples grattements et pincements de cordes métalliques et de boyaux. Je regarde à l’autre bout de la table, où Pauline prête l’oreille aux propos du mari banquier d’Isabelle, jeune homme issu d’une telle sélection que son apparence me fait penser à un fœtus, comme s’il eût été une faute de goût ne serait-ce que de sortir du ventre de sa mère. Je croise le regard de Blanche dans la lumière des chandelles, étincelante sous l’aigrette, l’image même de la femme dédaignée, et je détourne les yeux. Nous nous levons enfin à minuit.