Le ministre fronce les sourcils.
— Comment cela a-t-il pu se produire ? Vous avez dit qu’on devait jouer une marche si le prisonnier cherchait à faire une déclaration ?
— Le général Darras a estimé que quelques cris de protestation ne constituaient pas une déclaration, et que la musique aurait troublé la gravité de la cérémonie.
— Y a-t-il eu des réactions dans la foule ?
— Oui, dis-je en consultant de nouveau mes notes. Une clameur a retenti : « À mort… À mort… À mort. »
Lorsque la clameur s’éleva, nous nous tournâmes vers les grilles, et le colonel Sandherr déclara :
— Ils devraient se dépêcher, ou la situation pourrait devenir incontrôlable.
Je demandai à emprunter la lorgnette. Je la mis devant mes yeux, la réglai, et vis un géant, un adjudant de la garde républicaine, porter les mains sur Dreyfus. Il arracha à mouvements rageurs les épaulettes et tous les boutons de la tunique, les galons dorés du képi et des manches, puis il s’agenouilla et supprima la bande rouge de son pantalon. Je fixai les jumelles sur le visage de Dreyfus. Il était inexpressif. L’homme regardait droit devant lui alors qu’on le tirait d’un côté puis de l’autre, se soumettant à ces outrages tel un enfant qui se laisse habiller par un adulte irritable. Enfin, l’adjudant tira le sabre du condamné de son fourreau, planta l’extrémité de la lame dans la boue et la brisa d’un coup de botte. Il jeta ensuite les deux moitiés sur le petit tas de parements, aux pieds de Dreyfus, recula brusquement de deux pas, se tourna vers le général et fit le salut militaire tandis que le condamné baissait les yeux sur les symboles lacérés de son honneur.
— Allons, Picquart, fit Sandherr avec impatience, c’est vous qui avez la lorgnette. Dites-nous de quoi il a l’air.
— Il a l’air, répondis-je en rendant les jumelles au civil, d’un tailleur juif en train d’estimer combien peut coûter tout ce galon doré perdu. Avec un mètre autour du cou, il pourrait tout aussi bien figurer dans une maison de confection de la rue Auber.
— C’est excellent, commenta Sandherr. Ça me plaît.
— Excellent, répète Mercier en fermant les yeux. Je le vois comme si j’y étais.
Dreyfus cria de nouveau :
— Vive la France ! Je jure que je suis innocent !
Puis il entama sous escorte le long tour de la cour Morland, paradant en guenille devant le front des régiments alignés afin que chaque soldat pût à tout jamais se rappeler le sort que l’armée réserve aux traîtres. À plusieurs reprises, il lança : « Je suis innocent ! », ce qui lui valut les quolibets et les cris de « Judas ! », « Traître ! » et « Sale Juif ! » de la part de la foule. Toute la scène parut interminable, alors qu’à ma montre elle ne dura guère plus de sept minutes.
Lorsque Dreyfus se dirigea vers notre groupe, le représentant du ministère des Affaires étrangères, qui avait pris la lorgnette, commenta d’une voix indolente :
— Comment un homme peut-il acquiescer à une pareille humiliation et se dire innocent ? Il me semble que si j’étais dans sa peau et que je fusse innocent, je me révolterais, je me débattrais, je hurlerais au lieu de me laisser mener si docilement ! À moins que ce ne soit un trait du caractère juif, vous pensez ?
— On voit bien que vous ne connaissez pas les Juifs ! repartit Sandherr. Cette race-là n’a ni patriotisme, ni honneur, ni fierté. Depuis des siècles, ils ne font que trahir. Songez donc qu’ils ont livré le Christ !
Quand Dreyfus passa devant notre tribune, Sandherr lui tourna le dos afin de lui manifester son mépris. Mais je ne pus détacher mon regard de cet homme. Que ce fût à cause des trois derniers mois passés en prison ou du froid mordant de cette matinée, son visage avait pris un aspect bouffi et une teinte grisâtre qui évoquaient la texture des asticots. Privée de ses boutons, sa tunique noire pendait lamentablement sur sa chemise blanche. Ses cheveux rares formaient des épis et j’y distinguais quelque chose de luisant. Son pas était aussi ferme et rythmé que celui de ses gardes. Il tourna les yeux dans notre direction, et son regard croisa brièvement le mien. Je vis alors jusqu’au fond de son âme et reconnus la peur animale, le combat intérieur qu’il menait pour ne pas s’effondrer. Tandis que je le regardais s’éloigner, je pris conscience que ce qui luisait dans ses cheveux n’était autre qu’un crachat. Il devait se demander quel rôle j’avais joué dans sa ruine.
Il ne lui restait plus qu’une étape à franchir, mais il s’agissait à n’en pas douter de la partie la plus pénible de son parcours : longer les grilles, devant la foule. Les gendarmes formaient une chaîne pour contenir la masse. Mais lorsque les spectateurs virent le prisonnier approcher, ils se ruèrent en avant. Le cordon policier ploya, se raidit, puis céda, libérant un flot de protestataires qui se déversa sur la chaussée et se répandit le long des grilles. Dreyfus s’arrêta et leur fit face pour leur crier quelque chose en levant les bras. Mais il me tournait le dos, aussi ne pus-je entendre ses paroles et ne perçus-je que la clameur familière qui lui fut renvoyée au visage : « Judas ! », « Traître ! » et « Mort au Juif ! »
Son escorte finit par l’entraîner et le poussa vers la voiture cellulaire, qui attendait avec un détachement de cavaliers. On lui passa les menottes, mains derrière le dos. Il monta dans la voiture. Les portes furent claquées et verrouillées, les chevaux fouettés, et le cortège s’ébranla, franchit la grille et déboucha sur la place de Fontenoy. Je doutai un instant qu’il pût échapper à la foule qui tendait les mains pour frapper les flancs du fourgon. Mais les cavaliers repoussèrent les assaillants du plat de leur sabre. La voiture accéléra, se dégagea de la meute, tourna à gauche et disparut.
Un instant plus tard, l’ordre fut donné à la parade de quitter la cour de l’École. Le claquement des bottes semblait secouer le sol. On sonna le clairon. On fit rouler le tambour. Au moment où la clique entamait « Sambre-et-Meuse », il se mit à neiger. J’éprouvai un immense soulagement. Je crois qu’il en allait de même pour nous tous. Spontanément, nous nous tournâmes les uns vers les autres et nous serrâmes la main. C’était comme si un corps sain venait d’éliminer quelque chose de néfaste et de pestilentiel, et que la vie pouvait enfin reprendre.
Je termine mon rapport. Le silence tombe sur la salle du ministère, troublé par le seul crépitement du feu.
— Le seul regret, déclare enfin Mercier, est que le traître continue de vivre. Et je dis cela davantage pour lui que pour qui que ce soit d’autre. Quelle sorte d’existence lui reste-t-il ? Il aurait été plus clément de l’abattre. C’est pour cela que je voulais que la Chambre restaure la peine de mort pour le crime de trahison.
— Vous avez fait de votre mieux, monsieur le ministre, assure Boisdeffre sur un ton patelin.
Mercier se lève dans un craquement de genoux. Il se dirige vers un grand globe terrestre sur pied, installé près de son bureau, et me fait signe de le rejoindre. Il chausse une paire de lunettes et, tel un dieu myope, scrute la Terre.
— Je dois l’envoyer quelque part où il lui sera impossible de parler à quiconque. Je ne veux pas risquer qu’il transmette d’autres messages de trahison. Et, ce qui est tout aussi important, je ne veux pas qu’on puisse communiquer avec lui.
Le ministre pose une main étonnamment délicate sur l’hémisphère Nord et fait tourner doucement le globe. L’Atlantique défile. Mercier immobilise la sphère et désigne un point sur la côte sud-américaine, à sept mille kilomètres de Paris. Puis il me regarde et hausse un sourcil, m’invitant à deviner.