— La colonie pénitentiaire de Cayenne ? dis-je.
— Tout près, mais plus sûr que ça. L’île du Diable, précise-t-il en se penchant pour tapoter le globe : à quinze kilomètres de la côte. La mer tout autour est infestée de requins. La forte houle et les courants puissants rendent même l’accostage en bateau difficile.
— Je croyais que cet endroit était fermé depuis des années.
— Il l’était. Ses derniers occupants ont été des forçats infectés par la lèpre. Il va me falloir l’accord de la Chambre, mais cette fois, je l’aurai. L’île sera rouverte expressément pour Dreyfus. Alors, qu’en pensez-vous ?
Ma première réaction est la surprise. Mercier, qui a épousé une Anglaise, passe pour un républicain et un libre penseur — il refuse par exemple d’aller à la messe —, et ce sont des qualités que j’estime. Cependant, malgré tout, il émane de lui quelque chose du fanatisme d’un jésuite. L’île du Diable, me dis-je. Nous sommes censés nous trouver à l’aube du XXe siècle, pas du XVIIIe siècle…
— Alors, répète-t-il. Votre avis ?
— Cela ne fait-il pas un peu trop… (Je choisis mes mots avec soin, désireux de rester diplomate.) Dumas ?
— Dumas ? Qu’entendez-vous par « Dumas » ?
— Seulement que cela évoque un châtiment tiré d’un roman historique. J’entends comme un écho de L’Homme au masque de fer Dreyfus ne va-t-il pas devenir L’Homme de l’île du Diable ? Cela ferait de lui le prisonnier le plus célèbre du monde…
— Précisément ! s’écrie Mercier, qui se donne une claque sur la cuisse en une rare démonstration d’émotion. C’est précisément ce qui me plaît dans cette idée. L’imagination du public sera captivée.
Je m’incline devant son jugement politique. Et en même temps, je me demande ce que le public vient faire là-dedans. Ce n’est que lorsque je prends mon manteau et m’apprête à partir qu’il me met sur la voie.
— C’est peut-être la dernière fois que vous me voyez dans ces bureaux.
— Je suis désolé de l’apprendre, mon général.
— Vous savez le peu d’intérêt que j’ai pour la politique — je suis un soldat de métier, pas un politicien. Mais il semble qu’il y ait un grand mécontentement au sein des partis, et le gouvernement risque de ne pas tenir plus d’une semaine ou deux. Il y aura peut-être même un nouveau président, ajoute-t-il avec un haussement d’épaules. Quoi qu’il en soit, c’est comme ça. Nous autres, soldats, nous exécutons les ordres.
Il me serre la main.
— J’ai été impressionné par le discernement dont vous avez fait preuve durant toute cette sale affaire, commandant Picquart. Cela ne sera pas oublié, n’est-ce pas, général ?
— Non, monsieur le ministre, assure Boisdeffre en se levant aussi pour venir me serrer la main. Merci, Picquart. C’était très éclairant. On avait presque l’impression d’y être. Au fait, où en est votre apprentissage du russe ?
— Je doute de pouvoir parler un jour cette langue, mon général, mais j’arrive à lire Tolstoï maintenant, avec l’aide d’un dictionnaire, bien sûr.
— Parfait. Il se passe de grandes choses entre la France et la Russie. Une bonne connaissance du russe se révélera très utile pour un officier en pleine ascension.
Je suis à la porte et sur le point de l’ouvrir, passablement grisé par tous ces compliments, quand Mercier m’interpelle soudain :
— Dites-moi, mon nom a-t-il été mentionné ?
— Pardon ? m’enquis-je, doutant de comprendre ce qu’il entend par là. Mentionné dans quel sens ?
— Pendant la cérémonie, ce matin ?
— Je ne crois pas…
— Ce n’est pas grave, assure Mercier avec un mouvement dédaigneux. Je me demandais juste s’il y avait eu la moindre manifestation parmi le public…
— Non, pas que je sache.
— Bon. C’est bien ce que je pensais.
Je referme la porte doucement derrière moi.
Alors que je retourne dans le défilé venteux de la rue Saint-Dominique, j’enfonce mon képi sur mon crâne et parcours la centaine de mètres qui me sépare du ministère de la Guerre voisin. L’endroit est désert. De toute évidence, mes collègues ont mieux à faire le samedi que de s’occuper de la bureaucratie de l’armée française. Ce sont des sages ! Je vais rédiger mon rapport officiel, mettre de l’ordre dans mes papiers et m’efforcer de ne plus penser à Dreyfus. Je grimpe l’escalier et remonte le couloir jusqu’à mon bureau.
Depuis Napoléon, l’état-major général du ministre est divisé principalement en quatre Bureaux. Le 1er se charge de l’administration ; le 2e, du renseignement ; le 3e des opérations militaires et de l’instruction générale de l’armée ; et le 4e des mouvements de troupes. Je travaille au 3e Bureau, sous les ordres du colonel Boucher, qui — lui aussi est un sage — n’est visible nulle part en ce matin d’hiver. En tant qu’adjoint, je dispose d’un petit cabinet, une vraie cellule monacale, dotée d’une fenêtre donnant sur une cour sinistre. Mon mobilier se limite à deux chaises, un bureau et un classeur. Le chauffage ne marche pas. Il fait si froid que je vois la buée sortir de ma bouche. Je m’assois sans ôter mon pardessus et contemple la pile de documents qui s’est accumulée au cours de ces derniers jours. Je m’empare d’un dossier avec un grognement.
Deux bonnes heures se sont écoulées et il est midi passé lorsque j’entends un pas lourd approcher dans le couloir désert. L’intrus dépasse mon bureau, s’arrête puis revient se poster devant ma porte. Le bois est assez mince pour que je puisse distinguer sa respiration sifflante. Je me lève, m’avance silencieusement, tends l’oreille et ouvre la porte à la volée pour me retrouver face à face avec le chef du 2e Bureau — à savoir le patron de tout le service de contre-espionnage de l’armée. Je ne saurais dire lequel de nous est le plus troublé.
— Général Gonse, dis-je en faisant le salut militaire. Je ne me doutais pas…
Gonse est connu pour effectuer des journées de quatorze heures. J’aurais dû deviner que si quelqu’un était susceptible de traîner encore dans ces bâtiments, c’était bien lui. Ses ennemis prétendent que c’est sa seule façon d’être à jour dans son travail.
— Tout va bien, commandant Picquart. Cet endroit est un labyrinthe. Puis-je ?
Il pénètre dans mon bureau en se dandinant sur des jambes courtes tout en tirant sur une cigarette.
— Pardon de vous interrompre, mais je viens d’avoir un message du colonel Guérin, place Vendôme. Il dit que Dreyfus a fait des aveux à la parade de ce matin. Vous le saviez ?
J’en reste bouche bée, comme un imbécile.
— Non, mon général. Je n’en savais rien.
— Il paraîtrait que pendant la demi-heure qui a précédé la cérémonie, ce matin, il ait confié au capitaine qui le gardait qu’il avait livré des documents aux Allemands. Je me suis dit qu’il fallait vous prévenir, puisque vous étiez chargé de tout surveiller pour le compte du ministre, ajoute-t-il avec un haussement d’épaules.
— Mais je lui ai déjà fait mon rapport…
Je suis atterré. C’est exactement le genre de manquement qui peut briser la carrière d’un homme. Depuis le mois d’octobre, malgré les preuves accablantes contre lui, Dreyfus refuse d’admettre sa culpabilité. Et voilà qu’on vient m’apprendre qu’il a fini par avouer, pratiquement sous mon nez, et que cela m’a échappé !