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— Je ferais mieux de chercher le fin mot de l’histoire.

— Je vous suggère de le faire. Et lorsque vous en saurez plus, revenez me dire ce qu’il en est.

Une fois encore, je me hâte de sortir dans la grisaille glacée. Je prends un fiacre à la station du coin du boulevard Saint-Germain et, une fois arrivé à l’École militaire, je prie le cocher de m’attendre pendant que je me rue à l’intérieur. Le silence de l’immense place d’armes déserte me nargue. Le seul signe de vie émane des cantonniers qui nettoient la place de Fontenoy. Je reviens au fiacre et demande au cocher de me conduire le plus vite possible à l’état-major du gouverneur de Paris, place Vendôme, où j’attends le colonel Guérin dans le hall de cette bâtisse sombre et décrépite. Il prend son temps et, lorsqu’il se présente enfin, il a l’air d’avoir été interrompu au milieu d’un bon repas auquel il a hâte de retourner.

— J’ai déjà expliqué tout cela au général Gonse.

— Pardonnez-moi, mon colonel, voudriez-vous avoir l’obligeance de me l’expliquer de nouveau ?

Il pousse un soupir.

— Le capitaine Lebrun-Renault était chargé de la surveillance de Dreyfus dans le bureau où il était retenu avant le début de la cérémonie. Il a remis le prisonnier à l’escorte et, juste avant que la dégradation ne commence, il s’est approché de notre groupe et a dit quelque chose comme : « C’est trop fort, cette canaille vient de tout avouer. »

Je sors mon calepin.

— Que lui a dit Dreyfus, d’après le capitaine ?

— Je ne me rappelle pas ses paroles exactes. En gros, il avait bien livré des documents aux Allemands, mais ils étaient sans valeur, le ministre le savait parfaitement et, dans quelques années, toute la vérité serait révélée. Quelque chose comme ça. Il faut que vous parliez à Lebrun-Renault.

— Absolument. Où puis-je le trouver ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Il n’est pas en service.

— Est-il encore à Paris ?

— Mon cher commandant, comment voulez-vous que je le sache ?

— Je ne comprends pas bien, dis-je. Pourquoi Dreyfus aurait-il avoué sa culpabilité à un complet étranger, à un tel moment, sans qu’il n’ait plus rien à y gagner, alors qu’il nie tout depuis trois mois ?

— Je ne peux rien pour vous, assure le colonel, qui jette par-dessus son épaule un regard en direction de son déjeuner.

— Et s’il venait de confesser son crime au capitaine Lebrun-Renault, pourquoi n’a-t-il cessé ensuite de proclamer son innocence devant des milliers de personnes hostiles ?

Le colonel carre les épaules.

— Seriez-vous en train de traiter l’un de mes officiers de menteur ?

— Merci, mon colonel, dis-je en rangeant mon calepin.

De retour au ministère, je me rends directement au cabinet de Gonse. Il travaille sur une pile de dossiers. Il hisse ses bottes sur sa table et s’incline dans son fauteuil pour écouter mon rapport.

— Alors, vous ne pensez pas qu’il y ait de quoi poursuivre ?

— Non, en effet. Pas maintenant que j’ai eu connaissance des détails. Il est vraisemblable que cet imbécile de capitaine de la garde a dû mal comprendre. Ou alors, il a raconté des fables pour faire l’important auprès de ses collègues. Évidemment, ajouté-je, c’est en supposant que Dreyfus n’était pas un agent double envoyé espionner les Allemands.

Gonse s’esclaffe et allume une nouvelle cigarette.

— Si ça pouvait être vrai !

— Que voulez-vous que je fasse, mon général ?

— Je ne vois pas grand-chose que vous puissiez faire.

— Bien sûr, il y aurait bien une façon d’obtenir une réponse définitive, avancé-je après une hésitation.

— Et ce serait ?

— Nous pourrions interroger Dreyfus.

Gonse secoue la tête.

— C’est absolument exclu. Il n’est plus possible de communiquer avec lui. En outre, il sera bientôt envoyé hors de Paris.

Il soulève ses pieds de la table et les repose par terre. Puis il tire la pile de dossiers à lui. La cendre de sa cigarette tombe sur le devant de sa tunique.

— Laissez-moi agir. J’irai expliquer la chose au chef d’état-major et au ministre, assure-t-il en ouvrant un dossier qu’il fait mine d’examiner. Merci, commandant Picquart. Vous pouvez disposer, ajoute-t-il sans lever les yeux.

2

Ce soir-là, je me rends en civil à Versailles afin de voir ma mère. Le train plein de courants d’air bringuebale à travers des banlieues parisiennes étrangement façonnées par la neige et les becs de gaz. Le trajet me prend près d’une heure ; j’ai la voiture pour moi. J’essaie de lire un roman, L’Adolescent, de Dostoïevski, mais dès que l’on franchit des dispositifs d’aiguillage, les lumières s’éteignent et je perds ma ligne. Dans la lueur bleue de l’éclairage d’urgence, je regarde dehors et m’imagine Dreyfus dans sa cellule de la Santé. Les condamnés sont transportés par chemin de fer, dans des wagons à bestiaux reconvertis. Je présume qu’on va l’envoyer dans l’ouest, dans un port de l’Atlantique pour y attendre sa déportation. Avec cette météo, le voyage sera un enfer. Je ferme les yeux et tente de m’assoupir.

Ma mère dispose d’un petit appartement dans une rue moderne, non loin de la gare de Versailles. Elle a soixante-dix-sept ans et vit seule, veuve depuis près de trente ans. Nous nous relayons, ma sœur et moi, pour aller la voir. Anna est plus âgée que moi et a des enfants, ce qui n’est pas mon cas : mon tour tombe toujours le samedi soir, seul moment où je suis sûr de pouvoir quitter le ministère.

Il fait nuit depuis longtemps lorsque j’arrive enfin ; la température doit avoisiner les moins dix. Ma mère crie derrière sa porte verrouillée :

— Qui est là ?

— C’est Georges, maman.

— Qui ça ?

— Georges, maman, votre fils.

Il me faut une minute pour la convaincre de me laisser entrer. Parfois, elle me prend pour mon frère aîné, Paul, qui est mort depuis cinq ans ; d’autres fois — et, curieusement, cela est pire — elle me prend pour mon père, qui est mort alors que j’avais onze ans. (Une autre sœur est morte avant ma naissance, un frère aussi n’a vécu que onze jours ; il y a une chose qu’il faut reconnaître à la sénilité : depuis qu’elle a perdu l’esprit, ma mère ne manque pas de compagnie.)

Le pain et le lait sont des blocs de glace ; les canalisations sont complètement gelées. Je passe la première demi-heure à allumer les cheminées pour essayer de réchauffer l’appartement, et la seconde couché par terre à réparer une fuite. Nous mangeons un bœuf bourguignon, que la domestique qui vient une fois par jour a acheté chez le traiteur du coin. Maman se remet ; elle semble même se rappeler qui je suis. Je lui raconte ce que je fais, mais ne lui parle ni de Dreyfus ni de la dégradation : elle aurait trop de mal à comprendre de quoi il s’agit. Plus tard, nous nous installons au piano, qui occupe la majeure partie de son salon minuscule, et jouons en duo le Rondo de Chopin. Son jeu est impeccable ; la partie musicale de son cerveau demeure intacte ; ce sera la dernière faculté à l’abandonner. Une fois qu’elle est partie se coucher, je m’attarde sur le tabouret et contemple les photographies posées sur le piano. Les portraits de famille solennels à Strasbourg, le jardin du château de Geudertheim, une miniature de ma mère lorsqu’elle était élève au conservatoire, un pique-nique dans les bois de Neudorf — autant de vestiges d’un monde disparu, l’Atlantide que nous avons perdue à la guerre.