— Comment a-t-on réagi à Berlin ?
— On négocie aux Affaires étrangères des termes en vertu desquels les Allemands ne seraient pas plus responsables des documents qui leur sont envoyés que nous ne le sommes de ceux qui nous parviennent.
— Ils ne manquent pas d’air !
— Pas exactement. Ils essaient juste de protéger leur agent. On ferait la même chose. Mais on a été sur les charbons ardents toute la journée, je vous le dis.
Plus j’y pense, plus cela me paraît incroyable.
— Ils auraient rompu les relations diplomatiques et risqué une guerre à seule fin de protéger un espion ?
— Évidemment, ils sont gênés d’avoir été pris la main dans le sac. C’est assez humiliant. Et c’est typique de ces fichus Prussiens de réagir de façon exagérée…
Sa main tremble. Il allume une nouvelle cigarette au mégot de la précédente avant de jeter celui-ci dans la calotte de fusée d’obus qui lui sert de cendrier. Il ôte quelques brins de tabac collés à sa langue, s’appuie contre le dossier du canapé et me dévisage à travers un nuage de fumée.
— Vous n’avez pas touché à votre verre.
— Je préfère garder les idées claires quand il s’agit de guerre.
— Ah, c’est exactement le moment où je sens que j’ai besoin d’en prendre un !
Il vide son verre et joue ensuite avec. Il me sourit et, au regard qu’il lance à la carafe, je devine qu’il a désespérément envie de boire un autre cognac. Mais il ne veut pas avoir l’air d’un ivrogne devant moi. Il se racle la gorge et déclare :
— Vous avez fait très bonne impression au ministre, Picquart, par votre conduite tout au long de cette affaire. Le chef d’état-major a apprécié aussi. Vous avez de toute évidence acquis une expérience précieuse du contre-espionnage au cours des trois derniers mois. Nous avons donc l’intention de vous recommander pour une promotion. Nous pensons vous proposer la direction de la section de statistique.
Je tente de dissimuler ma consternation. L’espionnage est un sale boulot. Tout ce que j’en ai vu concernant l’affaire Dreyfus m’a confirmé dans cette idée. Ce n’est pas pour cela que je suis entré dans l’armée. J’objecte :
— Mais la section ne dispose-t-elle pas déjà d’un chef très efficace en la personne du colonel Sandherr ?
— Il est efficace. Mais Sandherr est malade et, entre vous et moi, il n’est pas près de se remettre. Et puis cela fait dix ans qu’il est souffrant : il a besoin de repos. Et maintenant, Picquart, pardonnez-moi, mais, étant donné la nature des informations secrètes que vous aurez à traiter, je dois vous poser une question : y a-t-il quoi que ce soit dans votre passé ou dans votre vie privée qui puisse vous rendre vulnérable au chantage ?
Ma consternation s’accroît encore quand je prends conscience que mon destin a déjà été scellé, peut-être l’après-midi précédent, quand Gonse a vu Mercier et Boisdeffre.
— Non, répondis-je. Pas que je sache.
— Vous n’êtes pas marié, me semble-t-il ?
— Non.
— Des raisons particulières à cela ?
— J’aime la solitude. Et je n’ai pas les moyens d’avoir une épouse.
— C’est tout ?
— C’est tout.
— Des problèmes d’argent ?
— Pas d’argent, dis-je en haussant les épaules. Pas de problèmes.
— Bien, commente Gonse, visiblement soulagé. C’est donc réglé.
Pourtant je lutte encore contre mon destin.
— Vous avez conscience que la cellule existante ne va pas apprécier l’arrivée d’un étranger. Qu’en est-il de l’adjoint du colonel Sandherr ?
— Il prend sa retraite.
— Et du commandant Henry ?
— Oh, Henry est un bon soldat. Il ne tardera pas à se remettre au travail et à faire ce qui est le mieux pour la section.
— Le poste ne l’intéresse pas ?
— Si, mais il n’a pas l’éducation nécessaire, ni le vernis social qu’exige un poste haut placé. Le père de sa femme tient une auberge, je crois.
— Mais je ne connais rien à l’espionnage…
— Allons, mon cher Picquart ! s’exclame Gonse, qui commence à s’irriter. Vous avez toutes les qualités requises pour le poste. Où est le problème ? Il est vrai que cette unité n’a pas d’existence officielle. Il n’y aura ni parades ni mentions dans les journaux. Vous ne pourrez parler à personne de votre travail. Cependant tous ceux qui comptent sauront exactement ce que vous faites. Vous aurez quotidiennement vos entrées auprès du ministre. Et bien sûr, vous serez nommé lieutenant-colonel, ajoute-t-il en me scrutant d’un regard perspicace. Quel âge avez-vous ?
— Quarante ans.
— Quarante ? Il n’y a personne dans toute l’armée qui en soit à ce grade à cet âge. Réfléchissez : vous pourriez être général bien avant d’avoir cinquante ans ! Et après cela… vous pourriez être chef de l’état-major, un jour.
Gonse sait exactement comment me prendre. Je suis ambitieux, même si cela ne me dévore pas, j’espère : je suis bien conscient qu’il y a autre chose dans la vie que l’armée… Néanmoins, j’aimerais pousser mes dispositions le plus loin possible. Je fais un rapide calcul : deux ans à un poste qui ne me plaît pas beaucoup, mais au bout de ce temps, des perspectives en or. Ma résistance faiblit. Je me rends.
— Quand cela pourrait-il se concrétiser ?
— Pas tout de suite. Dans quelques mois. Je vous saurais gré de n’en toucher mot à personne.
— Bien sûr, dis-je avec un hochement de tête. Je ferai ce que l’armée veut que je fasse. Je vous suis reconnaissant de la confiance que vous m’accordez. Je m’efforcerai d’en être digne.
— Bravo ! Je n’en doute pas un instant. Et maintenant, j’insiste pour que vous buviez ce verre qui vous attend…
Ainsi, tout est entendu. Nous trinquons à mon avenir. Nous trinquons à l’armée. Puis Gonse me reconduit. À la porte, il me pose la main sur le bras et me le serre en un mouvement paternel. Son haleine est chargée de cognac et de fumée de cigarette.
— Je sais que vous ne considérez pas l’espionnage comme une discipline militaire, Georges, mais c’en est une. À notre époque, c’est même la première ligne. Nous devons combattre les Allemands chaque jour. Ils sont plus puissants que nous en hommes et en matériel — « trois-contre-deux », souvenez-vous ! — aussi devons-nous être plus performants en matière de renseignement.
Son étreinte sur mon bras se resserre.
— Il est aussi vital pour nous de démasquer un traître comme Dreyfus que de gagner une bataille.
Dehors, il recommence à neiger. Tout le long de l’avenue Victor-Hugo, les innombrables milliers de flocons sont pris dans le halo des becs de gaz. Un tapis blanc se déroule sur la chaussée. C’est étrange. Je suis sur le point de devenir le plus jeune lieutenant-colonel de l’armée française, mais je ne ressens aucune euphorie.
Pauline m’attend dans mon appartement. Elle porte toujours la robe grise toute simple quelle avait au déjeuner afin de me donner le plaisir de la lui ôter. Elle se tourne et soulève sa chevelure à deux mains pour que je puisse défaire l’agrafe de l’encolure. J’embrasse sa nuque et murmure contre sa peau :