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Enfin, soit nature, soit conséquence de son état maladif, il passait de temps en temps dans les yeux de cette femme des éclairs de désirs dont l'expansion eût été une révélation du ciel pour celui qu'elle eût aimé. Mais ceux qui avaient aimé Marguerite ne se comptaient plus, et ceux qu'elle avait aimés ne se comptaient pas encore.
Bref, on reconnaissait dans cette fille la vierge qu'un rien avait faite courtisane, et la courtisane dont un rien eût fait la vierge la plus amoureuse et la plus pure. Il y avait encore chez Marguerite de la fierté et de l'indépendance : deux sentiments qui, blessés, sont capables de faire ce que fait la pudeur. Je ne disais rien, mon âme semblait être passée toute dans mon cœur et mon cœur dans mes yeux.
– Ainsi, reprit-elle tout à coup, c'est vous qui veniez savoir de mes nouvelles quand j'étais malade ?
– Oui.
– Savez-vous que c'est très beau, cela ! Et que puis-je faire pour vous remercier ?
– Me permettre de venir de temps en temps vous voir.
– Tant que vous voudrez, de cinq heures à six, de onze heures à minuit. Dites donc, Gaston, jouez-moi l' Invitation à la valse.
– Pourquoi ?
– Pour me faire plaisir d'abord, et ensuite parce que je ne puis pas arriver à la jouer seule.
– Qu'est-ce qui vous embarrasse donc ?
– La troisième partie, le passage en dièse.
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Gaston se leva, se mit au piano et commença cette merveilleuse mélodie de Weber, dont la musique était ouverte sur le pupitre.
Marguerite, une main appuyée sur le piano, regardait le cahier, suivait des yeux chaque note qu'elle accompagnait tout bas de la voix, et, quand Gaston en arriva au passage qu'elle lui avait indiqué, elle chantonna en faisant aller ses doigts sur le dos du piano :
– Ré, mi, ré, do, ré, fa, mi, ré, voilà ce que je ne puis faire.
Recommencez.
Gaston recommença, après quoi Marguerite lui dit :
– Maintenant laissez-moi essayer.
Elle prit sa place et joua à son tour ; mais ses doigts rebelles se trompaient toujours sur l'une des notes que nous venons de dire.
– Est-ce incroyable, dit-elle avec une véritable intonation d'enfant, que je ne puisse pas arriver à jouer ce passage ! Croiriez-vous que je reste quelquefois jusqu'à deux heures du matin dessus ! Et quand je pense que cet imbécile de comte le joue sans musique et admirablement, c'est cela qui me rend furieuse contre lui, je crois.
Et elle recommença, toujours avec les mêmes résultats.
– Que le diable emporte Weber, la musique et les pianos ! dit-elle en jetant le cahier à l'autre bout de la chambre ; comprend-on que je ne puisse pas faire huit dièses de suite ?
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Et elle se croisait les bras en nous regardant et en frappant du pied.
Le sang lui monta aux joues et une toux légère entr'ouvrit ses lèvres.
– Voyons, voyons, dit Prudence, qui avait ôté son chapeau et qui lissait ses bandeaux devant la glace, vous allez encore vous mettre en colère et vous faire mal ; allons souper, cela vaudra mieux ; moi, je meurs de faim.
Marguerite sonna de nouveau, puis elle se remit au piano et commença à demi-voix une chanson libertine, dans l'accompagnement de laquelle elle ne s'embrouilla point.
Gaston savait cette chanson, et ils en firent une espèce de duo.
– Ne chantez donc pas ces saletés-là, dis-je familièrement à Marguerite et avec un ton de prière.
– Oh ! comme vous êtes chaste ! me dit-elle en souriant et en me tendant la main.
– Ce n'est pas pour moi, c'est pour vous.
Marguerite fit un geste qui voulait dire : oh ! il y a longtemps que j'en ai fini, moi, avec la chasteté.
En ce moment Nanine parut.
– Le souper est-il prêt ? demanda Marguerite.
– Oui, madame, dans un instant.
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– À propos, me dit Prudence, vous n'avez pas vu l'appartement ; venez, que je vous le montre.
Vous le savez, le salon était une merveille.
Marguerite nous accompagna un peu, puis elle appela Gaston et passa avec lui dans la salle à manger pour voir si le souper était prêt.
– Tiens, dit tout haut Prudence en regardant sur une étagère et en y prenant une figure de Saxe, je ne vous connaissais pas ce petit bonhomme-là !
– Lequel ?
– Un petit berger qui tient une cage avec un oiseau.
– Prenez-le, s'il vous fait plaisir.
– Ah ! Mais je crains de vous en priver.
– Je voulais le donner à ma femme de chambre, je le trouve hideux ; mais puisqu'il vous plaît, prenez-le.
Prudence ne vit que le cadeau et non la manière dont il était fait. Elle mit son bonhomme de côté, et m'emmena dans le cabinet de toilette, où, me montrant deux miniatures qui se faisaient pendant, elle me dit :
– Voilà le comte de G… qui a été très amoureux de Marguerite ; c'est lui qui l'a lancée. Le connaissez-vous ?
– Non. Et celui-ci ? demandai-je en montrant l'autre miniature.
– C'est le petit vicomte de L… il a été forcé de partir.
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– Pourquoi ?
– Parce qu'il était à peu près ruiné. En voilà un qui aimait Marguerite !
– Et elle l'aimait beaucoup sans doute ?
– C'est une si drôle de fille, on ne sait jamais à quoi s'en tenir.
Le soir du jour où il est parti, elle était au spectacle, comme d'habitude, et cependant elle avait pleuré au moment du départ.
En ce moment, Nanine parut, nous annonçant que le souper était servi.
Quand nous entrâmes dans la salle à manger, Marguerite était appuyée contre le mur, et Gaston, lui tenant les mains, lui parlait tout bas.
– Vous êtes fou, lui répondait Marguerite, vous savez bien que je ne veux pas de vous. Ce n'est pas au bout de deux ans que l'on connaît une femme comme moi, qu'on lui demande à être son amant. Nous autres, nous nous donnons tout de suite ou jamais.
Allons, messieurs, à table.
Et, s'échappant des mains de Gaston, Marguerite le fit asseoir à sa droite, moi à sa gauche, puis elle dit à Nanine :
– Avant de t'asseoir, recommande à la cuisine que l'on n'ouvre pas si l'on vient sonner.
Cette recommandation était faite à une heure du matin.
On rit, on but et l'on mangea beaucoup à ce souper. Au bout de quelques instants, la gaieté était descendue aux dernières limites, et ces mots qu'un certain monde trouve plaisants et qui
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salissent toujours la bouche qui les dit éclataient de temps à autre, aux grandes acclamations de Nanine, de Prudence et de Marguerite. Gaston s'amusait franchement ; c'était un garçon plein de cœur, mais dont l'esprit avait été un peu faussé par les premières habitudes. Un moment, j'avais voulu m'étourdir, faire mon cœur et ma pensée indifférents au spectacle que j'avais sous les yeux et prendre ma part de cette gaieté qui semblait un des mets du repas ; mais peu à peu, je m'étais isolé de ce bruit, mon verre était resté plein, et j'étais devenu presque triste en voyant cette belle créature de vingt ans boire, parler comme un portefaix, et rire d'autant plus que ce que l'on disait était plus scandaleux.
Cependant cette gaieté, cette façon de parler et de boire, qui me paraissaient chez les autres convives les résultats de la débauche, de l'habitude ou de la force, me semblaient chez Marguerite un besoin d'oublier, une fièvre, une irritabilité nerveuse. À chaque verre de vin de Champagne, ses joues se couvraient d'un rouge fiévreux, et une toux, légère au commencement du souper, était devenue à la longue assez forte pour la forcer à renverser sa tête sur le dos de sa chaise et à comprimer sa poitrine dans ses mains toutes les fois qu'elle toussait.