« – Oh ! soyez tranquille, monsieur, il me haïra.
« Il fallait entre nous une barrière infranchissable, pour l'un comme pour l'autre.
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« J'écrivis à Prudence que j'acceptais les propositions de M. le comte de N…, et qu'elle allât lui dire que je souperais avec elle et lui.
« Je cachetai la lettre, et sans lui dire ce qu'elle renfermait, je priai votre père de la faire remettre à son adresse en arrivant à Paris.
« Il me demanda néanmoins ce qu'elle contenait.
« – C'est le bonheur de votre fils, lui répondis-je.
« Votre père m'embrassa une dernière fois. Je sentis sur mon front deux larmes de reconnaissance qui furent comme le baptême de mes fautes d'autrefois, et au moment où je venais de consentir à me livrer à un autre homme, je rayonnai d'orgueil en songeant à ce que je rachetais par cette nouvelle faute.
« C'était bien naturel, Armand ; vous m'aviez dit que votre père était le plus honnête homme que l'on pût rencontrer.
« M. Duval remonta en voiture et partit.
« Cependant j'étais femme, et quand je vous revis, je ne pus m'empêcher de pleurer, mais je ne faiblis pas.
« Ai-je bien fait ? Voilà ce que je me demande aujourd'hui que j'entre malade dans un lit que je ne quitterai peut-être que morte.
« Vous avez été témoin de ce que j'éprouvais à mesure que l'heure de notre inévitable séparation approchait ; votre père n'était plus là pour me soutenir, et il y eut un moment où je fus bien près de tout vous avouer, tant j'étais épouvantée de l'idée que vous alliez me haïr et me mépriser.
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« Une chose que vous ne croirez peut-être pas, Armand, c'est que je priai Dieu de me donner de la force, et ce qui prouve qu'il acceptait mon sacrifice, c'est qu'il me donna cette force que j'implorais.
« À ce souper, j'eus besoin d'aide encore, car je ne voulais pas savoir ce que j'allais faire, tant je craignais que le courage ne me manquât !
« Qui m'eût dit, à moi, Marguerite Gautier, que je souffrirais tant à la seule pensée d'un nouvel amant ?
« Je bus pour oublier, et quand je me réveillai le lendemain, j'étais dans le lit du comte.
« Voilà la vérité tout entière, ami, jugez et pardonnez-moi, comme je vous ai pardonné tout le mal que vous m'avez fait depuis ce jour. »
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Chapitre XXVI
« Ce qui suivit cette nuit fatale, vous le savez aussi bien que moi, mais ce que vous ne savez pas, ce que vous ne pouvez pas soupçonner, c'est ce que j'ai souffert depuis notre séparation.
« J'avais appris que votre père vous avait emmené, mais je me doutais bien que vous ne pourriez pas vivre longtemps loin de moi, et le jour où je vous rencontrai aux Champs-Élysées, je fus émue, mais non étonnée.
« Alors commença cette série de jours dont chacun m'apporta une nouvelle insulte de vous, insulte que je recevais presque avec joie, car outre qu'elle était la preuve que vous m'aimiez toujours,
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il me semblait que, plus vous me persécuteriez, plus je grandirais à vos yeux le jour où vous sauriez la vérité.
« Ne vous étonnez pas de ce martyre joyeux, Armand, l'amour que vous aviez eu pour moi avait ouvert mon cœur à de nobles enthousiasmes.
« Cependant je n'avais pas été tout de suite aussi forte.
« Entre l'exécution du sacrifice que je vous avais fait et votre retour, un temps assez long s'était écoulé pendant lequel j'avais eu besoin d'avoir recours à des moyens physiques pour ne pas devenir folle et pour m'étourdir sur la vie dans laquelle je me rejetais. Prudence vous a dit, n'est-ce pas, que j'étais de toutes les fêtes, de tous les bals, de toutes les orgies ?
« J'avais comme l'espérance de me tuer rapidement, à force d'excès, et, je crois, cette espérance ne tardera pas à se réaliser.
Ma santé s'altéra nécessairement de plus en plus, et le jour où j'envoyai madame Duvernoy vous demander grâce, j'étais épuisée de corps et d'âme.
« Je ne vous rappellerai pas, Armand, de quelle façon vous avez récompensé la dernière preuve d'amour que je vous ai donnée, et par quel outrage vous avez chassé de Paris la femme qui, mourante, n'avait pu résister à votre voix quand vous lui demandiez une nuit d'amour, et qui, comme une insensée, a cru, un instant, qu'elle pourrait ressouder le passé et le présent. Vous aviez le droit de faire ce que vous avez fait, Armand : on ne m'a pas toujours payé mes nuits aussi cher !
« J'ai tout laissé alors ! Olympe m'a remplacée auprès de M. de N… et s'est chargée, m'a-t-on dit, de lui apprendre le motif de mon départ. Le comte de G… était à Londres. C'est un de ces hommes qui, ne donnant à l'amour avec les filles comme moi que juste assez d'importance pour qu'il soit un passe-temps agréable, restent les amis des femmes qu'ils ont eues et n'ont pas de haine,
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n'ayant jamais eu de jalousie ; c'est enfin un de ces grands seigneurs qui ne nous ouvrent qu'un côté de leur cœur, mais qui nous ouvrent les deux côtés de leur bourse. C'est à lui que je pensai tout de suite. J'allai le rejoindre. Il me reçut à merveille, mais il était là-bas l'amant d'une femme du monde, et craignait de se compromettre en s'affichant avec moi. Il me présenta à ses amis qui me donnèrent un souper après lequel l'un d'eux m'emmena.
« Que vouliez-vous que je fisse, mon ami ?
« Me tuer ? C'eût été charger votre vie, qui doit être heureuse, d'un remords inutile ; puis, à quoi bon se tuer quand on est si près de mourir ?
« Je passai à l'état de corps sans âme, de chose sans pensée ; je vécus pendant quelque temps de cette vie automatique, puis je revins à Paris et je demandai après vous ; j'appris alors que vous étiez parti pour un long voyage. Rien ne me soutenait plus. Mon existence redevint ce qu'elle avait été deux ans avant que je vous connusse. Je tentai de ramener le duc, mais j'avais trop rudement blessé cet homme, et les vieillards ne sont pas patients, sans doute parce qu'ils s'aperçoivent qu'ils ne sont pas éternels. La maladie m'envahissait de jour en jour, j'étais pâle, j'étais triste, j'étais plus maigre encore. Les hommes qui achètent l'amour examinent la marchandise avant de la prendre. Il y avait à Paris des femmes mieux portantes, plus grasses que moi ; on m'oublia un peu. Voilà le passé jusqu'à hier.
« Maintenant je suis tout à fait malade. J'ai écrit au duc pour lui demander de l'argent, car je n'en ai pas, et les créanciers sont revenus, et m'apportent leurs notes avec un acharnement sans pitié. Le duc me répondra-t-il ? Que n'êtes-vous à Paris, Armand !
Vous viendriez me voir et vos visites me consoleraient. »
« 20 décembre :
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« Il fait un temps horrible, il neige, je suis seule chez moi.
Depuis trois jours j'ai été prise d'une telle fièvre que je n'ai pu vous écrire un mot. Rien de nouveau, mon ami ; chaque jour j'espère vaguement une lettre de vous, mais elle n'arrive pas et n'arrivera sans doute jamais. Les hommes seuls ont la force de ne pas pardonner. Le duc ne m'a pas répondu.
« Prudence a recommencé ses voyages au Mont-de-Piété.
« Je ne cesse de cracher le sang. Oh ! je vous ferais peine si vous me voyiez. Vous êtes bien heureux d'être sous un ciel chaud et de n'avoir pas comme moi tout un hiver de glace qui vous pèse sur la poitrine. Aujourd'hui, je me suis levée un peu, et, derrière les rideaux de ma fenêtre, j'ai regardé passer cette vie de Paris avec laquelle je crois bien avoir tout à fait rompu. Quelques visages de connaissance sont passés dans la rue, rapides, joyeux, insouciants. Pas un n'a levé les yeux sur mes fenêtres. Cependant, quelques jeunes gens sont venus s'inscrire. Une fois déjà, je fus malade, et vous, qui ne me connaissiez pas, qui n'aviez rien obtenu de moi qu'une impertinence le jour où je vous avais vu pour la première fois, vous veniez savoir de mes nouvelles tous les matins.