Ce n’était pas forcément Victor Sells, mais peut-être un voisin… Ou Victor laissait-il un pourboire pour que les boueux s’en chargent à sa place ? Quoi qu’il en soit, c’était une piste à creuser. La maison avait peut-être servi cette semaine.
Je me dirigeai vers le lac. Dans la nuit claire, un petit vent frais faisait craquer les arbres. Il était encore trop tôt pour s’inquiéter des moustiques. La lune était presque pleine et seuls quelques nuages la masquaient comme autant de voiles fuligineux.
La nuit idéale pour attraper des feys.
J’écartai les feuilles et les morceaux de bois pour tracer un cercle non loin de la berge, puis ramassai les feuilles pour marquer le périmètre du dessin et le fixer dans ma tête. Je pris garde à me concentrer sur le cercle sans laisser échapper une once de pouvoir susceptible de trahir mon piège. Enfin, je peaufinai le tout en ajoutant le bol de miel et la coupe de lait.
Je pris un morceau de pain et me piquai le doigt avec mon couteau d’argent. Éclairé par la lune, le liquide foncé coula et j’en abreuvai le pain noir. Après, je disposai la tartine sur une petite assiette, son côté sanglant sur le dessus.
Le piège était prêt. Je rassemblai mes affaires et partis me cacher dans les broussailles.
En magie, il existe deux éléments fondamentaux pour capturer un fey. Primo, il faut maîtriser le concept des Noms Véritables. Chaque créature de l’Univers a le sien. Des sons uniques et des cadences précises attachés à des individus précis. Une sorte de bande originale. En connaissant le nom d’un être, on peut s’y associer – au sens magique du terme – comme un magicien peut affecter quelqu’un s’il dispose d’une boucle de cheveux, d’une rognure d’ongle ou d’une goutte de sang. Quand on connaît le nom d’une créature, on peut développer un lien magique avec elle, comme lorsqu’on appelle quelqu’un au téléphone grâce à son numéro.
Mais ça ne suffit pas. Il faut connaître la prononciation. Demandez à deux Roger Martin de dire leur nom, et il y aura toujours de subtiles différences d’intonation. Les magiciens ont l’habitude de répertorier les noms d’une multitude de créatures, d’esprits ou de gens. On ne sait jamais, ça peut toujours servir.
Secundo, il faut maîtriser le tracé du cercle. Pour la plupart des sorts, on est obligé d’en passer par là. Ce rond définit les limites de ce qu’un mage tente de réaliser. Ça l’aide à affiner sa magie, à la focaliser et à la manipuler avec plus de précision. Le cercle crée une sorte d’écran qui empêche l’énergie magique de fluctuer et la garde en place en attendant le bon vouloir du sorcier. Pour faire un cercle, on le grave dans le sol, on prend les mains d’un groupe de personnes, on tourne autour avec de l’encens, bref, on utilise n’importe quelle méthode tout en se concentrant sur le but à atteindre. À la fin, on lui insuffle un peu d’énergie, on ferme le circuit et tout est prêt.
L’autre avantage de ces cercles, c’est que les feys et les démons ne peuvent pas les traverser. Pratique, non ? En général, on les utilise pour leur interdire l’accès à une zone. Concevoir un cercle qui les maintient à l’intérieur est un peu plus compliqué. C’est là que le sang entre en jeu. Il apporte le pouvoir. Si on prend du sang à quelqu’un, on obtient une résonance métaphysique – une sorte d’énergie. Si on ne veut pas drainer d’énergie de cette façon, elle reste minuscule – c’est ce que font les vampires – mais suffisante pour fermer un cercle.
Vous connaissez la théorie, maintenant, mais je vous déconseille la pratique. Vous ne sauriez pas quoi faire en cas d’incident…
Je me cachai derrière un arbre et prononçai le nom du fey que je désirais appeler. Une cascade de syllabes des plus jolies, vraiment, surtout quand on sait que ce fey s’est toujours présenté sous le nom de « Tut-Tut ». J’instillai un peu de ma volonté dans le nom, juste ce qu’il fallait pour l’appel, quelque chose d’assez subtil pour l’attirer dans le coin sans l’y forcer. Enfin, en théorie.
Son nom ? Allons, pensez-vous qu’un magicien donne les noms comme ça ? Vous n’imaginez pas ce que j’ai dû faire pour l’obtenir.
Au bout de dix minutes, Tut apparut au-dessus du lac Michigan. Au début, je le confondis avec un reflet de la lune. Il faisait dans les quinze centimètres avec de grandes ailes de libellule et un tout petit corps gracile qui évoquait la splendeur des Seigneurs des feys. Il était entouré d’un nimbe d’argent et sa crinière magenta ressemblait au plumage d’un oiseau de paradis.
Tut adore le pain, le miel et le lait. C’est un vice assez répandu chez les feys de moindre rang. Ils n’ont pas assez de courage pour s’attaquer à une ruche et l’Outremonde souffre d’une pénurie de lait depuis que les laiteries automatisées ont envahi le marché. Inutile de dire qu’ils ne cultivent pas non plus de blé pour le moudre, le transformer en farine et en faire du pain.
Tut s’approcha du sol avec précaution en inspectant les alentours, mais sans me repérer. Je le vis se frotter les mains avant de s’approcher de la dînette disposée dans le cercle, l’estomac gargouillant. Une fois qu’il aurait pris du pain et que le cercle serait fermé, je pourrais négocier des informations contre sa liberté. C’était un esprit mineur du coin, une sorte de manutentionnaire de l’Outremonde. Si quelqu’un pouvait me parler de Victor Sells ou m’orienter vers une autre source d’informations, c’était bien Tut-Tut.
Indécis, l’esprit voletait autour du repas en se rapprochant un peu plus à chaque coup d’ailes. Le fey et le miel La phalène et la flamme. Ce n’était pas la première fois que Tut tombait dans le panneau, mais les feys ne sont pas renommés pour leur mémoire ou leur volonté.
Je retins quand même mon souffle.
Enfin, l’esprit s’empara du pain, le trempa dans le miel et l’engloutit. Un petit « pop » à peine audible trahit la fermeture du cercle.
Tut poussa un cri de lapin pris au piège et décolla immédiatement en direction du lac dans un vrombissement désordonné. Arrivé à la limite du cercle, il percuta un obstacle aussi solide qu’un mur de brique et émit un petit nuage de phosphènes argentés.
Tut hoqueta et retomba sur son cul de fey.
— J’aurais dû m’en douter ! pépia-t-il en me voyant sortir de ma cachette.
Sa voix aiguë ressemblait plus à celle d’un enfant que les ersatz qu’on entend dans les dessins animés.
— Je me disais bien que j’avais déjà vu ces assiettes quelque part ! Espèce d’ignoble vermine humaine ! Vicieux à gros nez !
— Salut, Tut. Tu te souviens du marché de la dernière fois ou on va devoir tout recommencer ?
Tut me toisa et sauta sur place en soulevant de nouveau de petits nuages argentés.
— Libère-moi ou je le dirai à la reine !
— Si je ne te libère pas, tu ne pourras rien lui dire. Et tu sais comme moi ce qu’elle penserait d’un petit fey assez stupide pour se laisser berner par un morceau de pain et du miel.
— Je te préviens, mortel, siffla Tut en croisant les bras, libère-moi immédiatement ou tu subiras la terrible, horrible et implacable malédiction des feys ! Tes dents pourriront ! Tes yeux tomberont ! Ta bouche s’emplira d’excréments et des vers couleront de tes oreilles !
— Allez, balance la sauce, lui dis-je. Après, on pourra négocier ta libération.
Il ne mentait pas très bien. Je le dupais chaque fois, mais il ne se rappelait jamais comment. Après plusieurs siècles d’existence, on a tendance à oublier les petits détails. Tut se renfrogna et tapa dans un caillou.