Ce fut mon tour de me défendre :
— Je l’attire ! Qu’est-ce qu’il y a de si surprenant ?
— Harry, souffla Bob alors que la lumière dans ses orbites baissait, ta connaissance des femmes tiendrait dans ma dent creuse.
Je le fixai un moment, avant de comprendre – à ma grande tristesse – que ce tas d’os avait sûrement raison. Cela dit, je n’allais pas l’admettre. Pas même dans un million d’années… Mais il avait raison.
— On va créer une potion d’évasion, dis-je. Je n’ai pas envie d’y passer la nuit, alors si on pouvait s’activer ? Au mieux, je me souviens de la moitié de la formule.
— Quand on en fait une, on peut toujours en faire deux, tu le sais, Harry.
Il avait encore raison. Globalement, la création d’un philtre alchimique requiert surtout du mélange, de la cuisson et de l’attente. Aucun problème pour commencer une deuxième potion et alterner les deux. On peut même en faire trois parfois, mais c’est un poil risqué.
— Pas bête, on va faire un doublon.
— M’enfin, Harry, se moqua Bob, c’est d’un routinier ! Tu devrais varier les plaisirs, essayer des trucs nouveaux.
— Du genre ?
Les orbites du crâne s’illuminèrent.
— Un philtre d’amour, Harry ! Si tu ne me laisses pas sortir, permets-moi au moins de faire ça ! Dieu sait que tu risques d’en avoir besoin et…
— Non, dis-je fermement. Jamais. Pas de philtre d’amour.
— Très bien. Pas de philtre d’amour, pas de potion d’évasion.
— Bob, dis-je, très agacé.
Ses orbites s’éteignirent.
Je grondai. Au sommet de ma forme, je ne suis pas un requin impitoyable, mais là, j’étais fatigué et énervé. Je m’approchai du crâne et le secouai par la mâchoire.
— Hé ! criai-je. Bob ! Sors de là ! Tu sors ou je balance ce crâne dans un puits si profond que plus personne ne te laissera sortir, jamais !
Ses yeux s’allumèrent un bref instant.
— Tu ne le feras pas, j’ai trop de valeur.
Ses yeux s’éteignirent.
Je serrai les dents et résistai à l’envie de le fracasser sur le sol. J’inspirai profondément et mobilisai des années d’entraînement aux arts mystiques pour ne pas faire un gros caprice et briser l’esprit en mille morceaux. À la place, je remis le funeste vestige sur l’étagère et comptai jusqu’à trente.
Pouvais-je concevoir la potion seul ? Probablement, mais j’avais l’horrible pressentiment qu’elle n’aurait pas précisément l’effet voulu. Créer une potion est plutôt compliqué. Tout se joue sur de petits détails plutôt que sur l’intention, comme avec les sorts. De plus, faire un philtre d’amour ne signifie pas forcément l’utiliser. De toute manière, le truc perd toute efficacité au bout de quelques jours. Il ne passerait même pas le week-end. Ça ne pouvait pas être bien méchant.
Je tentai de trouver une quelconque légitimité à l’entreprise. Bob serait calmé et il en tirerait un plaisir sordide. Rien n’est plus économique que les philtres d’amour, donc je n’y laisserais pas ma chemise. Et si, comme à son habitude, Susan me demandait de lui montrer un tour de magie, je pourrais toujours…
Non. Là, c’était trop. Ça revenait à admettre que je ne pouvais pas avoir une femme sans aide. En plus, ça n’aurait pas été très honnête, j’aurais abusé de cette fille. Il me fallait une potion d’évasion. Une décoction qui pourrait me sauver la peau chez Bianca et qui, au pire, me servirait à échapper aux griffes de Morgan et de la Blanche Confrérie.
Bref, je me serais senti bien mieux avec cette potion d’évasion.
— Très bien, Bob. Tu as gagné. On fera les deux. C’est bon ?
Les orbites s’allumèrent doucement.
— Sûr ? Tu vas m’écouter et fabriquer le philtre d’amour ?
— Je t’écoute toujours quand je crée une potion.
— Tu veux qu’on parle de la potion d’amaigrissement ?
— Oui, bon, là, j’ai fait une erreur.
— Et la potion d’anti-gravité ! Tu t’en souviens ?
— On a réparé le plancher ! C’était pas grave !
— Et la…
— Oui, bon, ça va ! Inutile de remuer le couteau dans la plaie ! Allez, aboule les formules.
De bonne humeur, Bob s’exécuta et nous passâmes les deux heures suivantes à bosser. Il n’y a pas trente-six manières de procéder. D’abord, une base pour le liquide, ensuite un élément pour stimuler tous les sens, puis un truc pour l’esprit et un autre pour l’âme. À peu près huit ingrédients, tous différents selon les potions et selon les personnes. Avec ses siècles d’expérience, Bob devinait quels étaient les composants à utiliser en fonction de tous ces critères. Il avait raison quand il disait avoir trop de valeur. Il n’existe pas deux esprits aussi expérimentés que Bob, j’ai de la chance de le posséder.
Pour la potion d’évasion, j’utilisai une base de vingt centilitres de Gatorade. J’ajoutai une goutte d’huile de moteur pour le goût et de minuscules morceaux de plume pour le côté tactile. Cent grammes de grains de café chocolatés réduits en poudre suivirent. Ensuite vinrent un ticket de bus inutilisé – pour l’esprit – et une petite chaîne que j’avais brisée – pour le cœur. Je dépliai un mouchoir d’un blanc virginal dans lequel j’avais stocké une ombre vacillante que je mélangeai avec le reste.
Enfin, je débouchai le pot ou j’avais gardé un trottinement de souris et je laissai tomber le bruit dans la décoction.
— Tu es sûr de ton coup, Bob ?
— Cent pour cent. C’est la formule haut de gamme.
— Elle pue.
Les orbites du crâne clignotèrent.
— Comme souvent.
— Elle fait quoi, d’ailleurs ? C’est la version en super-vitesse ou la téléportation ?
— Un peu des deux. Quand tu la bois, tu deviens le vent pour quelques minutes.
— Le vent ? C’est la première fois que j’en entends parler.
— Je suis un esprit du vent, après tout. Fais-moi confiance, ça va marcher !
Dubitatif, je mis la potion à mijoter et m’attaquai à la seconde. Le premier ingrédient suggéré par Bob me surprit.
— De la tequila ? Tu es sûr ? Je croyais que la base d’un philtre d’amour était constituée de champagne.
— Champagne, tequila, où est la différence, du moment que la fille est désinhibée ?
— Mouais, j’ai peur que cela donne des résultats plus… graveleux.
— Ho ! s’exclama Bob. C’est qui le trésor de mémoire, ici ? Toi ou moi ?
— Ben…
— Qui a de l’expérience avec les femmes, ici ? Toi ou moi ?
— Bob…
— Harry, dit le crâne d’un ton sentencieux, je séduisais déjà des bergères quand tu n’étais même pas une lueur lubrique dans l’œil de ton arrière-arrière-grand-père. Je crois que tu peux me faire confiance sur ce coup-là.
J’étais trop fatigué pour discuter avec lui.
— Bon, d’accord, soupirai-je ; De la tequila.
Je versai vingt centilitres d’alcool et regardai Bob.
— Très bien. Maintenant, cent grammes de chocolat noir.
— Du chocolat ?
— Les gonzesses adorent le chocolat, Harry. Je grommelai, pressé d’en finir, et mélangeai les ingrédients. Une goutte de parfum (la contrefaçon de ma marque préférée), trente grammes de soie déchirée et le dernier soupir recueilli au fond d’une bouteille. Je rajoutai un peu de cire et le produit prit une jolie couleur d’or rougeoyant.
— Parfait, intervint Bob. Maintenant, ajoute les cendres d’une lettre d’amour pleine de passion. Je jetai un coup d’œil au crâne.