Je claquai des doigts et mon bâton tomba sur le sol. Puis j’envoyai le film à Wise, qui se pencha pour le ramasser sans me quitter des yeux.
— Après ça, dit-il, je me barre et je ne vous ai jamais vu. On est quittes.
— Ça marche.
Donny prit une profonde inspiration, puis il se passa la main dans les cheveux.
— Je connais Linda comme ça… Elle avait posé pour moi. Je prends des photos pour les filles du coin. La plupart aimeraient percer dans les magazines.
— Les magazines pour adultes ?
— Non, dans Mickey Parade ! Bien sûr que c’est du X ! Rien de très classieux, mais la paie est bonne, même si on ne bosse pas pour Penthouse.
— Bref, Linda est venue me voir mercredi pour me proposer un marché. Je prends des photos, je lui donne les négatifs, et j’ai le droit de… heu… et elle est très gentille avec moi. Tout ce que j’ai à faire, c’est de me pointer là où elle me le demande et de mitrailler à travers les fenêtres. Je me taille et je lui livre la marchandise le lendemain. J’ai accepté. Aujourd’hui, elle est morte.
— Près de Lake Providence.
— Exact.
— Qu’est-ce que vous avez vu ?
Donny se prit la tête entre les mains et contempla le lit.
— Linda… Des gens… Je ne connaissais personne. Ils faisaient une sorte de fête avec des bougies et d’autres trucs. Avec ce putain d’orage, je n’entendais rien de ce qu’ils disaient. J’avais peur que quelqu’un me voie grâce à la foudre, mais ils étaient bien trop occupés.
— Ils baisaient ?
— Non, ils jouaient à la belote coinchée. Oui, ils baisaient. Attention, c’était du sérieux, pas du spectacle. Quand c’est pour de vrai, ce n’est pas aussi photogénique. Il y avait Linda, une autre femme et trois hommes. J’ai déchargé mon appareil… et j’ai mis les bouts.
J’esquissai un sourire, mais il ne sembla pas relever le double sens de sa phrase. Les fouille-merde ne sont plus ce qu’ils étaient.
— Vous pouvez me les décrire ?
— Je ne les regardai pas. Ils n’avaient rien d’extraordinaire, si vous voyez ce que je veux dire. J’en avais des haut-le-cœur.
— Vous savez ce que Linda voulait faire des clichés ?
Il me regarda comme si j’étais le dernier des abrutis.
— Mais, bon sang, mon gars, tu veux faire quoi avec des photos de ce calibre ? Elle voulait les faire chanter ! Les images d’une orgie pareille n’auraient pas nui à sa réputation, mais on ne peut pas en dire autant pour les autres. Bonjour le niveau des collaborateurs de la police !
J’ignorai cette dernière remarque.
— Qu’allez-vous faire de ce rouleau, Donny ?
— Sûrement le balancer aux ordures…
Il cilla plusieurs fois. Il mentait. Il le garderait, découvrirait l’identité des hommes et essaierait d’en tirer un profit quelconque. C’était bien le genre de la maison.
— Je vais vous aider, dis-je en claquant des doigts. Fuego !
Le capuchon gris s’envola avec une petite gerbe de flammes, et Donny piailla en lâchant le cylindre qui tomba comme une éclaboussure de plastique fondu.
Bouche bée, il regarda la flaque sur le sol, puis leva les yeux vers moi.
— J’espère que vous ne m’avez pas menti, monsieur Wise.
Il devint blanc comme de la craie et m’assura de son honnêteté, avant de quitter l’appartement en arrachant deux bandes jaunes dans sa hâte. Il ne ferma même pas la porte derrière lui.
Je ne l’arrêtai pas. Je le croyais. Dans son état, il n’était pas assez intelligent pour improviser une telle histoire. Une vague d’enthousiasme et de colère me submergea. Je voulais retrouver le coupable ! Je voulais retrouver celui, ou celle, qui s’appropriait les forces de la vie et de la création à des fins destructrices, pour le renvoyer dans le dépotoir qu’il n’aurait jamais dû quitter. Quelle que soit l’identité de celui qui tuait par magie, ou à petit feu avec le Troisième Œil, il devait payer. Mon cerveau consumait goulûment ces nouveaux indices. Avec un peu de chance, je n’aurai pas à me contenter d’une mort affreuse, demain matin.
Linda Randall voulait faire chanter quelqu’un. Il s’agissait peut-être de Victor, ou de l’un des deux autres fêtards. Mais pourquoi ? Je n’avais plus les photos, juste les informations de Donny. Je ne pouvais pas me permettre d’attendre ! Si je voulais boucler l’affaire et arrêter l’assassin de Linda, je devais remonter la piste qu’il m’avait fournie.
Comment peut-on se mettre dans une telle merde en aussi peu de temps ? Quelles étaient les probabilités de tomber sur une affaire de meurtre ultra-compliquée en travaillant sur une enquête totalement différente près d’une résidence secondaire de Lake Providence ?
Simple. Ce n’était pas un accident. Tout était calculé. On m’avait envoyé là-bas pour inspecter la maison des Sells et pour découvrir ce qu’il s’y passait. Une femme qui ne supportait pas la compagnie des magiciens, qui ne voulait pas donner son nom, qui faisait exprès de parler d’une manière décousue, qui ne pouvait pas rester longtemps quand elle avait un rendez-vous et qui était prête à abandonner cinq cents dollars pour que je raccroche un téléphone. On m’avait envoyé en première ligne pour que j’attire l’attention.
Voilà la clé !
Je récupérai mon bâton et ma crosse.
Il était temps de parler avec Monica Sells.
Chapitre 20
Le taxi me largua non loin du pavillon de Monica. J’étais déjà à court de temps, d’argent et de patience. Inutile d’aggraver les choses en m’y rendant à pied.
C’était une jolie petite maison de deux étages. Dans le jardin, deux arbres rivalisaient de hauteur avec la demeure. Un Espace stationnait dans l’allée, juste à côté d’un vieux panier de basket. La pelouse était bien haute, faute d’entretien, mais avec ces averses… Le quartier avait l’air tranquille, et il me fallut un peu de temps pour remarquer que la plupart des maisons étaient à vendre. Des rideaux usés aveuglaient les vitres sales comme autant de toiles d’araignée. Les chants d’oiseaux étaient rares pour une rue garnie d’arbres, et je n’entendis aucun aboiement. Dans le ciel, les nuages préparaient un nouvel orage.
On avait l’impression qu’une malédiction frappait le quartier, comme si un sorcier s’était installé dans le coin.
J’allai sonner à la porte des Sells.
Pas de réponse.
Je frappai, avant de m’endormir sur la sonnette.
Toujours rien.
Je serrai les poings et regardai autour de moi. Personne. Je préparai un sort pour ouvrir.
Je n’en eus pas besoin, car la porte s’entrouvrit sur Monica, qui me dévisagea de ses yeux verts. Elle portait un chemisier en flanelle aux manches remontées et un jean, un bandana couvrant ses cheveux. Aucun maquillage. Même si elle paraissait un peu plus vieille ainsi, ça lui donnait un certain charme. De ce fait, elle semblait plus naturelle, plus proche de sa véritable personnalité qu’avec les habits élégants et les bijoux qu’elle arborait pour venir à mon bureau.
Elle pâlit.
— Je n’ai rien à vous dire, monsieur Dresden. Allez-vous-en !
— Hors de question…
Elle tenta de fermer la porte, mais je la bloquai avec mon bâton.
— J’appelle la police, souffla-t-elle d’un ton las.
Elle me barrait toujours la route.
— Allez-y, répondis-je. Et je lui parlerai de votre petit jeu avec votre mari.
J’avais suivi mon intuition sur ce coup-là, mais tant pis. Après tout, elle ne savait pas que j’ignorais ce qu’il se passait vraiment.