— Posez vos questions, magicien, j’y répondrai. Moi-même, je ne sais pas par où commencer.
Elle ne me regardait pas. Elle ne regardait rien.
— Parfait, dis-je en m’appuyant contre le bahut. Vous connaissez Jennifer Stanton, je le sais. Vous êtes parentes ?
— Nous avons les yeux de notre mère, lâcha Monica sans sourciller. Ma petite sœur a toujours été une rebelle. Elle a fugué pour devenir actrice et elle s’est retrouvée sur le trottoir. D’une certaine manière, ça lui allait. Je voulais qu’elle arrête, mais je ne crois pas qu’elle en avait envie. Je ne suis pas certaine qu’elle aurait su faire autre chose.
— La police vous a contactée au sujet de sa mort ?
— Non. On a appelé mes parents à Saint Louis, mais personne n’a découvert que je vis ici. Ça ne devrait pas tarder.
— Pourquoi n’avez-vous pas alerté les autorités ? Pourquoi être venue me trouver ?
— La police ne peut rien pour moi, monsieur Dresden. Vous pensez qu’elle m’aurait crue ? On m’aurait prise pour une folle, si j’avais débarqué avec une histoire de sortilèges et de rituels ! Les flics auraient peut-être eu raison, d’ailleurs. Je me demande si je ne deviens pas cinglée.
— Et vous m’avez appelé. Pourquoi ne pas m’avoir dit la vérité ?
— Et comment ? Comment entrer dans le bureau de quelqu’un dont on ignore tout pour lui dire…
Elle s’interrompit et étouffa un nouveau sanglot.
— Et me dire quoi, Monica ? Qui a tué votre sœur ?
Les mobiles tintinnabulaient de nouveau. Notre amie la vache horlogère battait la mesure. Monica prit une profonde inspiration et ferma les yeux. Elle rassemblait ses dernières bribes de courage. Je connaissais déjà la réponse, mais je voulais l’entendre de sa bouche. Je devais en être certain. Je tentai de me persuader qu’affronter la réalité, et la verbaliser, lui ferait du bien. Je n’étais pas sûr d’y croire moi-même. Comme je l’ai déjà dit, je suis un piètre menteur.
— Seigneur, je vous en prie. C’est mon mari, monsieur Dresden. C’est Victor !
Elle serrait les poings et je crus un instant qu’elle allait fondre en larmes. Pourtant, elle se contenta de se recroqueviller un peu plus, comme pour se protéger d’une attaque.
— Voilà pourquoi vous m’avez mis sur sa piste. Vous m’avez envoyé à la résidence du lac en sachant qu’il y était. Oui, vous m’avez expédié là-bas pour qu’il me voie.
Je parlai d’une voix calme, sans colère, mais les mots frappaient Monica comme autant de coups de marteau. Elle tressaillit.
— Je n’avais pas le choix, gémit-elle. Mon Dieu, monsieur Dresden, vous n’imaginez pas ce que j’ai vécu. C’était de pire en pire. Il n’était pas aussi méchant, au début, mais ça n’a pas cessé de se dégrader. J’avais peur…
— Pour vos enfants, continuai-je.
Elle hocha la tête et me raconta tout. Lentement au début, puis de plus en plus vite, comme si elle ne pouvait plus supporter le poids de son fardeau. Je l’écoutai, parce que je lui devais bien ça. Je l’avais blessée, en la forçant à me parler.
— Vous devez comprendre que c’était un homme bon. Il travaillait dur pour nous procurer tout le confort possible. Tout ça parce qu’il savait que mes parents étaient très riches. Il voulait atteindre leur niveau, mais il n’a jamais pu. La frustration le dévorait, il devenait aigri et parfois il piquait des colères noires, mais pas au point où nous en sommes arrivés. Il peut être si gentil quand il veut. Je pensais que les enfants lui redonneraient un peu de confiance.
» Billy devait avoir quatre ans quand Victor a découvert la magie. C’est devenu une obsession. Il a accumulé les livres et les objets insolites. Il a posé un verrou sur la porte du grenier et il y disparaissait après le dîner. Parfois, ça durait toute la nuit et, de temps à autre, j’avais l’impression d’entendre des voix, là-haut – des voix inhumaines.
» Tout a empiré. Quand il se mettait en colère, des phénomènes étranges se produisaient. Les rideaux s’enflammaient ou des tasses s’envolaient pour s’écraser contre les murs.
Monica tourna son regard vers les vaches, comme pour s’assurer de leur présence.
— Il nous criait dessus sans raison. Parfois il était pris de fous rires incompréhensibles. Il… il a commencé à voir des choses que lui seul pouvait distinguer. J’ai cru qu’il devenait fou.
— Mais vous n’avez jamais abordé le sujet.
— Mon Dieu, non ! Je m’étais habituée à me tenir tranquille, monsieur Dresden. À ne pas le contrarier. Un soir, il m’a fait boire une drogue en me disant qu’elle m’apporterait la vision et le savoir. Je percevrais enfin ce qu’il voyait et je pourrais le comprendre. J’étais sa femme, après tout.
Elle éclata en sanglots.
Un autre mystère disparaissait, mais je m’en doutais déjà.
— Le Troisième œil, dis-je.
— Oui. J’ai vu… monsieur Dresden, et je l’ai vu, lui.
Monica grimaça et je crus qu’elle allait vomir. Je compatis. Si on reçoit le don de double vue sans être prévenu, ni en connaître les implications, et qu’on découvre le vrai visage de son mari – du père de ses enfants – obsédé par le pouvoir, dévoré par l’ambition, la vie devient un enfer. On ne peut jamais oublier le spectacle d’un époux transformé en monstre, et même le temps est impuissant à gommer ce souvenir.
— J’en voulais plus, continua-t-elle. Quand j’ai perdu ce don, je voulais le retrouver en dépit de l’horreur. Je tentais de me cacher, mais il l’avait deviné. Il m’a regardée dans les yeux, et il a su, monsieur Dresden, comme vous venez de le faire. Il a éclaté de rire, comme s’il venait de gagner à la loterie. Il était tellement content qu’il m’a embrassée. J’en étais malade.
» Il produisait toujours plus de drogue, mais ce n’était jamais assez. Il devenait fou de rage. Il s’est aperçu que la fureur décuplait son pouvoir. Du coup, il cherchait tous les prétextes pour être en colère, mais il avait beau se mettre dans des états exécrables, cela ne lui suffisait pas. Et c’est là que… que…
Je me souvins du livreur de pizzas terrifié et des divertissements que les feys avaient épiés.
— C’est là qu’il s’est aperçu qu’il pouvait aussi utiliser les émotions des autres pour augmenter sa puissance, continuai-je.
Monica commença à se balancer comme une enfant.
— Au début, il s’en prenait à moi, il me terrifiait et je finissais épuisée. Après, il a découvert que ses rituels fonctionnaient mieux avec le désir. Il s’est mis à la recherche d’investisseurs, comme il les appelait.
Elle me regarda d’un air suppliant.
— Je vous en conjure, monsieur Dresden, croyez bien qu’il n’était pas toujours aussi infect. Parfois, je retrouvais presque mon mari. Je pensais qu’il nous revenait.
J’essayai de la comprendre, mais je n’étais pas certain d’éprouver autre chose que de la colère contre quelqu’un qui traitait sa famille ainsi. Sa famille ou n’importe qui d’autre, d’ailleurs. Monica dut le lire sur mon visage, car elle s’empressa de baisser la tête. Puis elle parla d’un ton précipité, comme si elle voulait diluer ma rage. La voix d’une femme habituée à ce genre de scène…
— Il a rencontré les Beckitt. Ils étaient riches et ils voulaient bien le sponsoriser, mais en échange, Victor devait les aider à se venger de Johnny Marcone. Ils lui ont fait confiance et donné tout l’argent dont il avait besoin.
Je me souvins du couple fantomatique et repensai aux yeux morts de Mme Beckitt.
— Et il a commencé ses rituels. Les cérémonies. Il prétendait avoir besoin de notre libido. (Monica semblait de plus en plus mal à l’aise.) Ce n’était pas si désagréable. Il fermait le cercle et, aussitôt, plus rien n’avait d’importance à part les plaisirs de la chair. J’oubliais tout, c’était une sorte d’évasion…