Les craquements cessèrent derrière moi et quelque chose ébranla la porte de mon bureau.
— Par l’enfer ! lâchai-je sans quitter des yeux l’affichage.
Deuxième étage. Un délai d’environ dix siècles. Troisième étage.
— Mais dépêche-toi ! grognai-je en martelant le bouton une centaine de fois.
Soudain, je pensai à mon bracelet protecteur. Je tentai de l’animer, mais c’était infaisable dans cette position. Je couchai Murphy avec autant de délicatesse et de rapidité que possible, puis levai ma main gauche pour me concentrer sur les boucliers.
Le bas de ma porte explosa et le scorpion déboula dans le couloir en percutant le mur. Il était encore plus gros ! Cette saloperie n’arrêtait pas de grandir.
En pleine frénésie, il rebondit contre la paroi et avança dans ma direction. Puis, avec un horrible bruissement chitineux, il remonta le couloir aussi vite qu’un sprinter. Il sauta, pinces tendues, l’aiguillon prêt à frapper. Je me concentrai sur mon champ de force en essayant de le lever avant que le monstre ne me frappe.
C’était moins une. Le bouclier invisible arrêta la créature à quelques centimètres de mon corps, avant de la catapulter en arrière. Elle atterrit sur le dos, où elle se contorsionna pendant quelques furieuses secondes.
L’ascenseur sonna et les portes s’ouvrirent tranquillement.
Sans ménagement, je tirai Murphy dans la cabine. À quelques mètres de là, le scorpion se replia sur sa queue et se remit d’aplomb. Doué d’une intelligence maléfique, il nous repéra et fonça dans notre direction. Je n’avais pas le temps de relever mon bouclier.
Je hurlai.
Les portes se fermèrent. Il y eut un impact sourd, la cabine frémit quand le monstre la percuta.
L’ascenseur descendait. Je tentai de retrouver mon souffle. Qu’était donc cette saloperie ?
Trop maligne et trop rapide pour un simple scorpion, cette horreur m’avait tendu une embuscade et elle avait attendu que je pose mes armes pour m’attaquer. Ce devait être une espèce de golem miniature, une version à huit pattes du monstre de Frankenstein conçue pour aspirer de l’énergie ectoplasmique et grossir. Ce n’était pas vivant – une sorte de robot programmé pour une mission. Ce fumier de Victor avait dû apprendre où son talisman avait fini et lui lancer un sort pour l’animer et lui faire attaquer tout ce qui bouge. Murphy s’était fait avoir en beauté.
Le scorpion grandissait toujours, devenant plus fort, plus rapide et plus vicieux. Mettre Karrin hors de danger ne serait pas suffisant, il fallait arrêter cette créature. Non que j’en crève d’envie, mais j’étais le seul du quartier à en être capable. Et si sa croissance ne s’arrêtait pas, il fallait que je la tue avant qu’elle n’échappe à tout contrôle.
Le panneau de la cabine affichait les étages, quatre, trois, deux. Soudain, l’ascenseur s’immobilisa. Les lumières vacillèrent, puis s’éteignirent.
— Et merde ! criai-je. Pas maintenant ! Pas maintenant !
Les machines me détestent !
Je tambourinai sur les boutons mais rien ne se passa. Quelques secondes plus tard, il y eut un petit éclair dans le panneau – une volute de fumée – puis la console s’éteignit à son tour. L’éclairage de secours s’alluma un instant. Puis il y eut un léger claquement et il lâcha aussi. Dans les ténèbres, j’attirai Murphy contre moi.
Loin au-dessus de nos têtes, un crissement métallique résonna dans le puits d’ascenseur. Je levai les yeux vers le plafond, invisible dans cette obscurité.
— J’espère que c’est une blague, murmurai-je.
Il y eut un claquement et une créature de la taille d’un gorille atterrit sur le toit. Après une seconde de silence, un bruit de déchirure retentit au-dessus de nous.
— Mais c’est pas vrai ! hurlai-je.
Pourtant, le scorpion, bien réel, était en train d’arracher le plafond, faisant sauter les rivets et les fixations. Une averse de poussière me tomba dans les yeux. Nous étions comme des sardines en boîte attendant d’être mangées. À mon avis, me piquer maintenant serait inutile, puisque je me viderais de mon sang avant que le venin ne fasse son effet.
— Réfléchis, Harry ! meuglai-je. Concentre-toi !
J’étais coincé dans un ascenseur, menotté à une amie agonisante, et un scorpion magique de la taille d’une voiture cherchait absolument à traverser le plafond de la cabine pour me déchiqueter. Je n’avais ni ma crosse, ni mon bâton de combat, et les autres joujoux que j’avais emportés à La Cafétéria étaient épuisés. Mon bracelet de protection retarderait simplement l’inévitable.
Un grand lambeau de métal disparut et un peu de lumière pénétra dans la cabine. J’avais une bonne vue sur le ventre du monstre qui glissa une de ses pinces dans l’ouverture pour l’élargir un peu plus.
J’aurais dû l’écraser quand il n’était encore qu’une petite vermine. Oui, prendre ma chaussure, et l’écrabouiller sur mon bureau. Mon cœur rata un battement quand la pince s’infiltra de nouveau pour explorer le haut de la cabine. La créature reprit son œuvre de destruction pour agrandir le trou.
Serrant les dents, je rassemblai mes dernières bribes de pouvoir, sachant pertinemment que c’était inutile. Je pouvais balancer un torrent de flammes sur cette saloperie, mais dans ce cas, le puits de l’ascenseur se transformerait en fournaise, et des morceaux de métal fondu tomberaient et nous transformeraient en statues de fer en fusion. Cela dit, je n’allais pas non plus laisser cette bestiole nous bouffer. Je pouvais attendre qu’elle saute et cibler mon effet, limitant ainsi les dommages collatéraux.
Voilà ce qui arrive quand on ne maîtrise pas l’Invocation. De la vitesse et de la puissance à revendre, mais au niveau de la finesse… Mes bâtons servaient à concentrer mon pouvoir en m’aidant à avoir un contrôle absolu sur mes capacités. Sans eux, j’étais aussi précis qu’un kamikaze bardé de grenades qui se jette sur l’ennemi.
J’eus une illumination. Je n’abordais pas la situation sous le bon angle.
Je m’agenouillai pour presser mes paumes contre le plancher de la cabine. Des trucs et des machins me tombaient dessus et le claquement des pinces se faisait plus proche. Je pris tout ce pouvoir accumulé pour le projeter sous mes mains. Visant l’espace sous l’ascenseur, je changeai d’élément, passant du feu à l’air. Pourquoi ne pas utiliser le sort tout simple qui m’avait servi des centaines de fois pour appeler mes bâtons. L’application était juste un peu plus… volumineuse.
— Vento Servitas ! criai-je en insufflant toute ma puissance, ma colère et ma peur dans le sortilège.
Une colonne de vent souleva la cabine comme si un géant s’en était emparé. L’ascenseur fusa dans le puits obscur et les freins de sécurité volèrent en éclats, leurs débris retombant sur nous par le trou du scorpion. L’accélération m’écrasa contre le plancher. Un sifflement s’éleva alors que la cabine se précipitait au sommet du bâtiment.
Je n’avais pas prévu de créer un effet aussi puissant, pensai-je en priant pour ne pas être le responsable de notre mort, à Murphy et moi.
La cabine accélérait toujours et je sentis mes joues se creuser sous l’effet de la vitesse.
L’immeuble fait douze étages. Nous étions partis du deuxième. En comptant trois mètres par étage, j’estimai la hauteur totale à une trentaine de mètres.
En une demi-douzaine de mes battements de cœur frénétiques, l’ascenseur avait parcouru cette distance et enfoncé les blocs de fin de course avant de percuter le toit comme la cloche d’un jeu de force à la fête foraine. L’impact écrasa le scorpion comme une cosse de pistache, ne laissant qu’une grosse tache brune et quelques plaques de chitine proprement repassées. Des giclées d’ectoplasme se déversèrent dans la cabine, derniers vestiges du corps de la créature.