Le désespoir décuple les capacités d’un homme, je parvins à agripper la base de la balustrade, échappant ainsi à l’enfer qui consumait le salon. En inspectant la pièce, je vis la queue d’un scorpion émerger comme un mât de la mer de fumée noirâtre épaisse de plus de un mètre. En bas, un concert de claquements rageurs résonnait. Je vis deux scorpions déchiqueter un canapé en un clin d’œil ! Ils trônaient sur leur victime, les pinces relevées comme des drapeaux sur une voiture de golf. Par la barbe de Merlin !
Victor s’était accroché un peu plus haut sur ma gauche. Le visage déformé par la haine, il regardait le démon s’approcher. Je le vis reprendre son souffle, avant de se caler d’un pied pour libérer une main et la tendre vers la créature – un geste de protection ou une attaque magique…
Impossible de laisser Sells s’en sortir. Il était indemne et, s’il terrassait le démon, il pourrait s’enfuir. Je devais lui dire quelque chose qui le mettrait assez en colère pour qu’il tente de m’arracher la tête.
— Hé, Vic ! C’est ta femme qui m’a engagé !
On aurait pu croire que je l’avais frappé. Il tourna la tête vers moi. Son visage devenu un masque de fureur, il se lança dans une incantation destinée à me réduire en morceaux, mais dut s’interrompre quand la créature se jeta sur lui et referma ses mâchoires sur sa gorge et sa clavicule. Ses os se brisant comme des gâteaux secs, Victor couina, tremblant de tous ses membres, il tenta de fuir la créature en se précipitant vers le bas, et le démon vacilla.
Les dents serrées, j’essayai de tenir. Un scorpion sauta et j’eus à peine le temps de relever les jambes.
— Fumier ! gargouilla Sells, piégé dans la gueule du monstre.
Son sang coulait à flots. Une artère était déchirée, et le démon se contentait de secouer sa proie au-dessus du vide pendant qu’elle gesticulait en vain. Sells me décocha des coups de pied dans la main. Il me toucha deux fois, et je commençai à lâcher prise. Risquant un regard vers le bas, je vis qu’un scorpion se préparait à sauter de nouveau.
J’aurais dû t’écouter, Murphy.
Si les scorpions ne me tuaient pas, le monstre s’en chargerait. Et si le démon ne me tuait pas, l’incendie réussirait.
J’allais mourir.
Cette pensée me rasséréna. Il était réconfortant de savoir que tout serait bientôt terminé. J’allais mourir, c’était aussi simple que ça. J’avais lutté autant que possible, fait tout ce que je pouvais et maintenant c’était fini. Dans ces dernières secondes, je regrettais quand même de ne pas avoir eu le temps de m’excuser auprès de Karrin, de Jenny Sells – pour avoir tué son père – et de Linda Randall, pour avoir compris les choses trop tard, provoquant ainsi sa mort. Le bracelet des menottes de Murphy était froid malgré la chaleur de l’incendie qui s’approchait, tandis que des monstres, des dénions et des mages noirs fondaient sur moi.
Je baissai les paupières.
Les menottes de Murphy.
Mes yeux s’ouvrirent.
Les menottes !
Victor me flanqua un nouveau coup de pied. Je balançai mes jambes et accompagnai le mouvement avec les épaules pour me donner un peu d’élan. Puis, je saisis sa jambe de la main gauche et, de la main droite, envoyai le bracelet vide contre l’un des barreaux de la rambarde. L’anneau de métal entoura la tige de fer et se referma avec un claquement sec.
Je me laissai tomber en m’agrippant à l’Homme de l’Ombre, qui poussa un cri horriblement aigu avant de tomber. Kalshazzak ne put supporter cette surcharge et bascula à son tour dans le vide.
Ils s’écrasèrent dans le salon enfumé…
Au milieu d’une forêt de dards fusant et de carapaces étincelantes.
Victor poussa des hurlements déchirants qui ressemblaient plus à ceux d’un cochon qu’on égorge qu’à ceux d’un homme.
Je pendais lamentablement à quelques mètres au-dessus de la mêlée. Les menottes me gardaient douloureusement accroché à la balustrade. Ma vision se brouillait mais je parvins à voir les aiguillons frapper sans relâche. Je distinguais les yeux phosphorescents du démon, jusqu’à ce que l’un d’eux soit déchiré par un dard de la taille d’un pic à glace.
J’assistais aussi au martyre de Victor, transpercé de toutes parts, ses blessures dégoulinant de venin. Le Crapaud de l’Enfer ne luttait plus contre les pinces et les aiguillons, sa sale gueule tordue par la rage et la peur dans les derniers instants de son agonie.
Le fort survit et le faible se fait bouffer… Il semblait bien que Victor n’avait pas investi dans le bon type de force.
Je ne voulais pas voir la suite. Après tout, le feu qui consumait le plafond était magnifique avec ses vagues de flammes rouge et or. Je n’avais plus la force de me tirer de ce merdier et cette histoire était devenue trop pénible et douloureuse pour que j’aie le courage d’essayer. Je contemplai le feu en attendant. Fait étrange, je m’aperçus que j’étais mort de faim. Pas étonnant, je n’avais rien mangé depuis… vendredi ? Vendredi. On pense vraiment à des trucs bizarres quand vient la fin.
Et on commence à avoir des hallucinations.
Un exemple ? Je vis Morgan apparaître par la porte-fenêtre, l’épée d’argent de la Blanche Confrérie entre les mains. Son poids faisant trembler la mezzanine. L’un des scorpions – de la taille d’un berger allemand – le repéra, découvrit l’escalier et le gravit pour se jeter sur le gardien.
Morgan frappa deux fois et le monstre tomba en morceaux.
Le gardien s’approcha de moi, l’air sinistre. Il ferma à demi les yeux et leva son Épée de Justice. La lame étincelait.
Elle s’abattit.
Toute l’histoire de ma vie… Je survis à ce que les méchants m’envoient et je me fais descendre par les types pour qui je combats.
Classique !
Chapitre 27
Il faisait sombre et froid. La douleur me réveilla, je crachai mes poumons. La pluie dégoulinait sur mon visage. Je n’avais jamais rien senti d’aussi agréable. Le visage de Morgan étant collé au mien, je compris qu’il m’avait fait de la respiration artificielle.
Beurk !
Je toussai en m’asseyant, luttant pour reprendre mon souffle. Le gardien m’examina un instant, puis il se redressa, l’air morose.
Je parvins à trouver assez d’air pour parler.
— Vous m’avez sauvé.
— Oui, grogna-t-il.
— Pourquoi ?
Il me regarda et se pencha pour récupérer son épée et la glisser dans son fourreau.
— Parce que j’ai vu ce qui s’est passe là bas. Je vous ai vu risquer votre vie pour arrêter l’Homme de l’Ombre. Vous n’avez violé aucune loi et vous n’êtes pas l’assassin.
— Ça n’explique pas pourquoi vous m’avez sauvé…
Morgan se tourna vers moi, ébahi.
— Comment ça ?
— Vous auriez pu me laisser mourir…
— Vous êtes innocent, répondit le gardien, impassible. Vous êtes un membre de la Blanche Confrérie… (À ces mots, sa bouche se tordit comme s’il avait mordu dans un citron.) En principe… Il est donc de mon devoir de protéger votre vie.
— Je suis innocent.
— Oui.
— Donc, ça signifie que j’étais dans mon droit et que vous étiez…
— Plus que prêt à exécuter la Malédiction si vous franchissiez la ligne, Dresden. N’allez pas croire que votre innocence vous blanchit totalement à mes yeux !
— Mais si ma mémoire est bonne, le gardien a pour devoir de rapporter ma conduite au Conseils non ? Il se rembrunit davantage.