Une fête ? Sans doute un truc organisé par les adhocs de Liberty Square. J’y serais presque à coup sûr persona non grata. « Je ne pense pas, ai-je répondu avec prudence. Je crois que je vais rester ici à travailler toute la soirée. »
Il m’a reproché de travailler trop dur, mais m’a laissé quand il a compris qu’il n’arriverait pas à me convaincre de venir.
Voilà pourquoi je me trouvais à la Mansion à deux heures du matin, à somnoler dans une salle de repos en coulisses, quand j’ai entendu de l’agitation dans le salon. Des voix joyeuses et fortes, une ambiance festive, aussi ai-je supposé que les adhocs de Liberty Square revenaient de leur fête.
Je me suis secoué et je suis entré dans le salon.
Kim et ses amis y poussaient des chariots remplis de matériel de Debra. Je m’apprêtais à leur crier quelque chose d’affreux quand Debra est entrée. J’ai réduit mon cri à un claquement de mâchoire, ai rouvert la bouche pour parler, me suis interrompu.
Derrière Debra se trouvaient les parents de Lil, gelés depuis des années dans leurs vases canopes à Kissimmee.
Le monde est petit, après tout.
9
Les parents de Lil avaient intégré leurs vases sans trop de cérémonie. Je les ai vus juste avant, quand ils sont passés chez Lil et moi embrasser leur fille et lui souhaiter plein de bonnes choses.
Gênés, Tom et moi nous sommes tenus à l’écart des adieux douloureusement enjoués et polis qu’échangeaient Lil et sa mère.
« Le temps mort, donc », ai-je dit à Tom.
Il a haussé un sourcil. « Ouaip. On s’est sauvegardés ce matin. »
Ils s’étaient sauvegardés avant de venir voir leur fille. À leur réveil, cet événement, comme tout ce qui suivait leur sauvegarde, ne se serait jamais produit à leurs yeux.
Quels salauds, quand même.
« Vous revenez quand ? » ai-je demandé sans me départir de mon visage de castmember et en dissimulant avec soin mon dégoût.
« On échantillonnera tous les mois, juste pour télécharger un résumé. On reviendra quand la situation aura l’air assez intéressante. » Il m’a menacé de l’index. « Je garderai l’œil sur Lillian et sur toi… occupe-toi bien d’elle, compris ?
— Vous allez bien nous manquer, tous les deux, ai-je répliqué.
— Taratata ! Vous ne remarquerez même pas notre absence. C’est votre monde, maintenant… on se met juste en retrait quelque temps, en vous laissant à tous le soin de le faire tourner. On ne partirait pas si on n’avait pas confiance en vous deux. »
Lil et sa mère se sont embrassées une dernière fois. Je n’avais jamais vu Rita aussi affectueuse, elle a même versé quelques larmes. Sa conscience n’allant pas tarder à s’éteindre, elle pouvait se permettre d’être qui elle voulait : elle savait que ça n’aurait aucune importance à son réveil.
« Julius, a-t-elle dit en me prenant et me serrant les mains. Des moments merveilleux t’attendent… Entre Lil et le Parc, ce sera pour toi une période sensationnelle, j’en suis convaincue. » Elle manifestait une sérénité et une compassion infinies, et je savais que ça ne voulait rien dire.
Sans cesser de sourire, ils sont remontés dans leur voiturette et partis recevoir leur injection létale, devenir des consciences désincarnées, perdre leurs derniers moments avec leur fille chérie.
Revenir d’entre les morts ne leur plaisait guère. Ils avaient des corps insupportablement jeunes, pubères, bourrés d’hormones, tristes et équipés à la dernière mode. Kim, ses copains et eux formaient une masse compacte d’adolescents furieux.
« Que crois-tu faire au juste, bordel ? » a demandé Rita en me repoussant sans ménagement. J’ai reculé en trébuchant, ce qui a soulevé la poussière que je venais de répandre avec soin.
Rita m’a suivi, mais Tom l’a retenue. « Julius, va-t’en. Tes actions ne sont absolument pas justifiables. Ne dis rien et va-t’en. »
J’ai levé la main, essayé d’écarter ses paroles d’un geste, ouvert la bouche pour parler.
« Ne prononce pas un mot, a-t-il ordonné. Va-t’en. Maintenant.
— Ne reste pas là, ne reviens pas. Ne reviens plus jamais, a lancé Kim avec une expression mauvaise.
— Non, me suis-je obstiné. Non, sacré nom de nom. Vous allez m’écouter, ensuite je vais aller chercher Lil et les autres qui vont me soutenir. Ce n’est pas négociable. »
Nous nous sommes affrontés du regard dans la pénombre du salon. Sur un petit geste de Debra, tout l’éclairage s’est allumé. Cette lumière crue a anéanti le demi-jour expertement mis au point et nous nous sommes retrouvés dans une pièce poussiéreuse dotée d’une fausse cheminée.
« Laissez-le parler », a dit Debra. Furibonde, Rita a croisé les bras.
« J’ai fait des trucs vraiment horribles, ai-je reconnu en gardant la tête haute et sans détourner le regard. Je ne peux pas les justifier et je ne vous demande pas de les pardonner. Ça ne change rien au fait qu’on s’est investis corps et âme dans cet endroit, et qu’il n’est pas juste de nous le prendre.
Ne peut-on avoir un coin du monde qui reste tel quel, un petit morceau figé dans le temps pour ceux qui l’aiment tel qu’il est ? Pourquoi votre succès signifie-t-il notre échec ?
« Ne voyez-vous pas que nous poursuivons votre œuvre ? Que nous nous occupons de l’héritage que vous nous avez laissé ?
— Tu as fini ? » a demandé Rita.
J’ai hoché la tête.
« On n’est pas dans une réserve historique, ici, Julius, mais dans une attraction. Si tu ne le comprends pas, tu n’as rien à faire ici. Bordel, ce n’est pas ma faute si tu as décidé de faire ces sottises en mon nom, et ça ne les rend pas moins stupides. Tu n’as fait que confirmer mes pires craintes. »
Le masque d’impartialité de Debra a disparu. « Espèce de connard délirant et sans cervelle, a-t-elle dit à voix basse. Tu traînes partout en râlant et en te plaignant de ton petit meurtre, de tes petits problèmes de santé – j’en ai entendu parler, oui –, avec ta fixette sur les choses à conserver comme elles sont. Tu as besoin de retrouver le sens des proportions, Julius. Il faut que tu partes d’ici : Disney World n’est pas ce qu’il te faut et, pour sûr, tu n’es pas ce qu’il faut à Disney World. »
Cela m’aurait moins blessé si je n’étais pas déjà parvenu moi-même à la même conclusion.
J’ai trouvé l’adhoc au camping Fort Wilderness, occupé à chanter, à rire et à se bécoter autour d’un feu. À fêter la victoire. Je me suis inséré dans le cercle et y ai cherché Lil.
Assise sur un tronc d’arbre, elle contemplait le feu, distante d’un million de kilomètres. Mon Dieu, comme elle était belle quand elle se rongeait les sangs. Je suis resté une minute entière debout juste devant elle sans qu’elle me voie, aussi lui ai-je tapé sur l’épaule. Elle a laissé échapper un glapissement qui l’a fait sourire.
« Lil », ai-je commencé avant de m’interrompre. Tes parents sont rentrés et se sont joints au camp adverse.
Pour la première fois depuis une éternité, elle m’a regardé sans acrimonie, m’a même souri. Elle m’a fait signe de prendre place à côté d’elle sur le tronc d’arbre et j’ai obtempéré, sentant la chaleur du feu sur mon visage et celle du corps de Lil contre le mien. Mon Dieu, comment avais-je pu bousiller ça ?
Sans prévenir, elle m’a pris dans ses bras et serré fort contre elle. Je l’ai serrée aussi, le nez dans ses cheveux, dans leur odeur de feu de bois, de shampooing et de sueur. « On l’a fait », a-t-elle murmuré d’un ton farouche. Je me suis accroché à elle. Non, on ne l’a pas fait.