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« Lil, ai-je répété en m’écartant.

— Quoi ? »

Ses yeux brillaient. Je me suis enfin aperçu qu’elle était défoncée.

« Tes parents sont de retour. Ils sont venus à la Mansion. »

Troublée, elle a eu un mouvement de recul. J’ai continué :

« Ils sont avec Debra. »

Elle a chancelé comme si je l’avais giflée.

« Je leur ai dit que je ramènerais tout le monde pour qu’on en discute. »

Elle a baissé la tête et ses épaules ont tremblé, aussi ai-je voulu passer mon bras autour. Elle s’est dégagée et redressée, pleurant et riant en même temps. « Je vais faire venir un ferry », a-t-elle décidé.

Assis au fond du bateau avec Dan, loin des adhocs désorientés et furieux, j’ai répondu à ses questions par des paroles très laconiques, aussi a-t-il fini par renoncer à m’interroger. Nous avons effectué la traversée en silence, tandis que sur les berges du Seven Seas Lagoon la cime des arbres s’agitait en tous sens à l’approche d’une tempête.

L’adhoc a coupé par le parking ouest puis progressé avec inquiétude dans les rues silencieuses de Frontierland, cortège funèbre devant lequel l’équipe de surveillance nocturne s’arrêtait net.

En approchant de Liberty Square, j’ai vu que l’éclairage brillait et qu’une immense bande d’adhocs de Debra allait du Hall à la Mansion, annulant notre démolition de leur travail.

Tom et Rita, les parents de Lil, s’activaient à leurs côtés, manches relevées, avant-bras noueux de muscles nouveaux et toniques. Notre groupe s’est immobilisé sur place, laissant Lil s’avancer vers eux d’une démarche mal assurée sur le trottoir en bois.

Je m’attendais à des embrassades. Il n’y en a pas eu. Fille et parents ont préféré se tourner autour, changeant de pied d’appui et de position pour se suivre en maintenant entre eux une distance d’observation constante.

« Qu’est-ce que vous foutez ? » a fini par demander Lil. Elle ne s’est pas adressée à sa mère, ce qui m’a surpris. Cela n’a pas surpris Tom, par contre.

Il s’est penché en avant et le traînement de ses pieds s’est très nettement entendu dans la nuit calme. « On travaille, a-t-il répondu.

— Non, pas du tout, a répliqué sa fille. Vous détruisez. Arrêtez. »

La mère de Lil s’est précipitée aux côtés de son mari, sans rien dire, juste pour se tenir près de lui.

Sans un mot, Tom a soulevé le carton qu’il tenait et s’est dirigé vers la Mansion. Lil lui a secoué le bras pour lui faire lâcher prise.

« Tu n’écoutes pas. La Mansion est à nous. A-rrê-tez. »

La mère de Lil a détaché sans brutalité la main de Lil du bras de Tom avant de la tenir dans la sienne. « Je me réjouis que tu la défendes avec autant de passion, Lillian, a-t-elle dit. Je suis fière de ton engagement. »

Les dix mètres qui nous séparaient ne m’ont pas empêché d’entendre le sanglot étouffé de Lil et de la voir s’effondrer sur elle-même. Sa mère l’a prise dans ses bras, l’a bercée. Je me suis fait l’effet d’un voyeur, mais n’ai pu me résoudre à détourner les yeux.

« Chhhh », a soufflé sa mère, chuintement assorti au murmure des feuilles de l’Arbre de la Liberté. « Chhhh. On n’est pas obligés d’être du même bord, tu sais. »

Elles sont restées immobiles dans les bras l’une de l’autre. Lil s’est ensuite redressée avant de se pencher à nouveau pour ramasser le carton de son père et l’emporter dans la Mansion. Un par un, le reste de son adhoc s’est avancé pour l’imiter.

Voilà à quoi ressemble de toucher le fond : on se réveille dans la chambre d’hôtel de son ami, on allume son mobile, et il ne se connecte pas. On appelle l’ascenseur et le bouton d’appel se contente de vous adresser un bourdonnement hostile. On descend par les escaliers dans le hall de l’hôtel, et les gens vous croisent en vous bousculant mais sans vous regarder.

On devient une non-personne.

Ça fait peur. Je tremblais quand j’ai remonté les escaliers jusqu’à la chambre de Dan, à la porte de laquelle j’ai frappé plus fort et plus bruyamment que j’en avais l’intention, comme pris de panique.

Dan est venu m’ouvrir et j’ai vu son regard aller consulter sa VTH avant de revenir se poser sur moi. « Mon Dieu », a-t-il lâché.

Je me suis assis au bord de mon lit, la tête entre les mains.

« Quoi ? » ai-je dit. Qu’était-il arrivé, que m’était-il arrivé ?

« Tu ne fais plus partie de l’adhoc, a-t-il précisé. Tu n’as plus de whuffie. Tu es à zéro. »

Voilà à quoi ressemble de toucher le fond à Walt Disney World, dans un hôtel avec le chuintement du monorail et le soleil entrant par la fenêtre, avec au loin le sifflet des locomotives à vapeur et le hurlement enregistré des loups à la Haunted Mansion. Le monde vous échappe, recule jusqu’à vous réduire à une simple petite tache, un grain de poussière dans le noir.

J’hyperventilais, la tête me tournait. Je me suis forcé à respirer moins vite et à me mettre la tête entre les genoux jusqu’à la disparition du vertige.

« Emmène-moi voir Lil », ai-je demandé.

Dans la voiturette, fumant cigarette sur cigarette, je me suis souvenu de cette soirée où Dan était arrivé à Disney World et où je l’avais conduit chez moi – chez Lil —, je me suis souvenu du bonheur et de la sécurité dont je jouissais alors.

J’ai regardé Dan, qui m’a tapoté la main. « Drôle d’époque », a-t-il dit.

Ça a suffi. Nous avons retrouvé Lil dans une salle de repos souterraine, assoupie sur un canapé miteux, la tête sur les genoux de Tom et les pieds sur ceux de Rita. Tous trois ronflaient doucement. La nuit avait été longue, pour eux.

Dan a secoué Lil, qui s’est réveillée puis étirée avant d’ouvrir les yeux et de poser sur moi un regard endormi. Le sang a alors déserté son visage.

« Salut, Julius », a-t-elle prononcé d’un ton froid.

Tom et Rita se sont réveillés aussi. Lil s’est redressée.

« Tu comptais me prévenir ? ai-je demandé avec calme. Ou bien tu allais te contenter de me jeter dehors et de me laisser le découvrir par moi-même ?

— J’allais venir t’avertir, a-t-elle assuré.

— Alors je t’ai fait gagner du temps. » J’ai tiré une chaise. « Raconte-moi.

— Il n’y a rien à raconter, est intervenue Rita. Tu es viré. Tu devais bien te douter que ça allait arriver… tu étais en train de réduire Liberty Square en miettes, nom de Dieu !

— Comment pourrais-tu le savoir ? » ai-je demandé. Je me suis efforcé de garder mon calme. « Tu viens de passer des années en sommeil !

— Nous avons eu des mises à jour, a expliqué Rita. C’est pour ça qu’on est revenus, on ne pouvait pas laisser les choses continuer ainsi. On le devait à Debra.

— Et à Lillian, a complété Tom.

— Et à Lillian », a distraitement répété Rita. Dan a lui aussi tiré une chaise. « Vous n’êtes pas justes avec lui », a-t-il affirmé. Au moins, j’avais quelqu’un de mon côté.

« On a été plus que justes, a dit Lil. Et tu le sais mieux que personne, Dan. On a pardonné, pardonné et pardonné encore, on a tenu compte de tout. Il est malade et il ne veut pas se soigner. On ne peut rien faire de plus pour lui.

— Vous pourriez être ses amis », a répliqué Dan.

Comme le vertige me reprenait, je me suis affaissé sur ma chaise en essayant de contrôler ma respiration et les battements paniques de mon cœur.

« Vous pourriez essayer de comprendre, de l’aider. Vous pourriez lui rester fidèles comme il vous est resté fidèle. Vous n’êtes pas obligés de l’éjecter cul par-dessus tête. »