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La maison des parents de Richard sent le thé et le savon de Marseille. Odile, la belle-mère d’Adèle, sort rarement de son immense cuisine. Elle vient parfois s’asseoir au salon, sourit aux convives qui prennent l’apéritif, lance une conversation et disparaît à nouveau derrière ses fourneaux. « Reste, maman, enfin, se plaint Clémence, la sœur de Richard. On est venus ici pour te voir, pas pour manger », aime-t-elle à répéter, en se goinfrant de tartines de foie gras et de biscuits à la cannelle. Elle propose toujours à sa mère de l’aider, jure qu’elle s’occupera de la préparation du prochain dîner. Et au grand soulagement d’Odile, elle sombre dans une interminable sieste, souvent trop soûle pour reconnaître les ingrédients de l’entrée.

Les Robinson savent recevoir. Richard et Adèle sont accueillis dans des bruits de rires et de bouchons de champagne. Un immense sapin est installé dans un coin du salon. L’arbre est si haut que sa cime touche le plafond et rebique, donnant l’impression qu’il va s’effondrer d’un instant à l’autre. « C’est ridicule, ce sapin, non ? glousse Odile. J’ai dit à Henri qu’il était trop grand mais il n’a pas voulu en démordre. »

Henri hausse les épaules et écarte les mains dans un geste d’impuissance. « Je me fais vieux… » Il plonge son regard bleu dans les yeux d’Adèle, en signe de reconnaissance, comme s’ils étaient fait de la même trempe, comme s’ils appartenaient à la même tribu. Elle se penche vers lui et l’embrasse, respirant à pleines narines son odeur de vétiver et de mousse à raser.

« À table ! »

Les Robinson mangent et quand ils mangent, ils parlent de nourriture. Ils se confient des recettes, des adresses de restaurants. Avant le repas, Henri va chercher dans la cave des bouteilles de vin qui sont accueillies par de grands « Ah » d’excitation. Tout le monde le regarde ouvrir la promise, verser le nectar dans une carafe, commenter la couleur. On fait silence. Henri verse un peu de vin dans un verre, en apprécie le nez. Il goûte. « Ah, mes enfants… »

Au petit déjeuner, où les enfants mangent sur les genoux de leurs parents, Odile prend un air grave. « Maintenant, il faut me dire. Qu’est-ce que vous voulez manger à midi ? articule-t-elle lentement. — Ce que tu veux », ont coutume de répondre Clémence et Richard, habitués au manège de leur mère. À midi, alors qu’Henri ouvre la troisième bouteille de ce petit vin espagnol « qui passe bien », les lèvres encore grasses des terrines et des fromages qui se sont succédé, Odile se lève et, son cahier à la main, elle se lamente. « Je n’ai aucune inspiration pour le menu de ce soir. De quoi vous avez envie ? » Personne ne répond, ou mollement. Éméché, engourdi par une furieuse envie de faire la sieste, Henri finit parfois par s’énerver. « On n’a même pas terminé de déjeuner que déjà tu nous emmerdes ! » Odile se tait et fait la tête comme une jeune fille.

Ce manège fait rire Adèle autant qu’il l’irrite. Elle ne comprend pas cet hédonisme de bon ton, cette obsession qui semble avoir gagné tout le monde du « bien boire » et du « bien manger ». Elle a toujours aimé avoir faim. Se sentir fléchir, chavirer, entendre son ventre se creuser et puis vaincre, ne plus avoir envie, être au-dessus de ça. Elle a cultivé la maigreur comme un art de vivre.

Ce soir encore, le dîner s’éternise. Personne n’a remarqué qu’Adèle a à peine mangé. Odile n’insiste plus pour la resservir. Richard est un peu soûl. Il parle politique avec Henri. Ils se traitent de fascistes, de réactionnaires bourgeois. Laurent essaie de s’inviter dans la conversation.

« Par contre…

— En revanche, le coupe Richard. On ne dit pas “par contre” mais “en revanche”. »

Adèle pose sa main sur l’épaule de Laurent, se lève et monte dans sa chambre.

Odile leur donne toujours la chambre jaune, la plus silencieuse et la plus grande. C’est une pièce un peu lugubre, au sol glacé. Adèle se met au lit, frotte ses pieds l’un contre l’autre et sombre dans un sommeil morbide. Au cours de la nuit, elle a parfois l’impression de reprendre mollement conscience. Son esprit est en veille mais son corps a la rigidité d’un cadavre. Elle sent la présence de Richard à côté d’elle. Elle a l’angoissante sensation qu’elle ne pourra jamais s’extirper de cette léthargie. Qu’elle ne se réveillera pas de ces rêves trop profonds.

Elle entend Richard prendre sa douche. Elle perçoit le temps qui passe. Devine que le matin est là. La voix de Lucien, le bruit des casseroles, loin, dans la cuisine d’Odile, parviennent jusqu’à elle. Il est tard mais elle n’a pas la force de se lever. Juste cinq minutes, se dit-elle. Encore cinq minutes et la journée pourra commencer.

Quand elle sort de sa chambre, les yeux gonflés et les cheveux mouillés, la table du petit déjeuner a été débarrassée. Richard lui a laissé un petit plateau dans la cuisine. Adèle s’assoit devant son café. Elle sourit à Odile qui soupire : « J’ai un de ces travails aujourd’hui, je ne sais pas comment je vais m’en sortir. »

À travers la baie vitrée, Adèle regarde le jardin. Les grands pommiers, la bruine, et les enfants qui glissent sur le toboggan mouillé, engoncés dans leurs doudounes. Richard joue avec eux. Il a enfilé des bottes et fait signe à Adèle de les rejoindre. Il fait trop froid. Elle ne veut pas sortir.

« Tu es très pâle. Tu as mauvaise mine », dit Richard en entrant. Il tend ses mains vers son visage.

Henri et Clémence ont insisté pour venir visiter la maison. « Je veux voir ça. Tu sais qu’ils l’appellent le manoir dans le coin ? » Odile les a presque poussés dehors, ravie d’être seule pour les préparatifs de Noël. Laurent s’est dévoué pour garder les enfants.

Richard est nerveux. Il houspille Clémence qui tarde à monter dans la voiture. Il fait promettre à son père de se taire pendant la visite. « C’est moi qui pose les questions, tu as compris ? Tu ne mets pas ton grain de sel. » Adèle est assise à l’arrière, sage et indifférente. Elle regarde les grosses cuisses de Clémence qui s’étalent sur le siège. Ses mains aux ongles rongés.

Richard se retourne sans cesse. Elle a beau lui dire de regarder devant lui, c’est elle qu’il regarde comme pour prendre note de l’impression que cette route de campagne laisse sur elle. Que pense-t-elle de ces collines humides, de la route qui monte, du lavoir en contrebas ? Que pense-t-elle de l’entrée du village ? De l’église qui, seule, a survécu aux bombardements de la guerre ? Se voit-elle marcher, jour après jour, au milieu de ces coteaux piqués de pommiers tordus ? Dans ces vallons traversés de cours d’eau, sur ce petit chemin qui mène à la maison ? Aime-t-elle ce mur ébouriffé de lierre ? Le visage fermé, presque collé contre la vitre, Adèle se refuse au moindre commentaire. Elle contrôle jusqu’au battement de ses cils.

Richard gare la voiture devant le portail en bois. M. Rifoul les attend, debout, les mains croisées derrière le dos comme un châtelain figé dans le temps. C’est un véritable géant, obèse et rouge. Ses mains sont aussi larges qu’un visage d’enfant, ses pieds semblent prêts à enfoncer le sol. Ses cheveux, épais et bouclés, passent du jaune au blanc. De loin, il est impressionnant. Mais lorsqu’elle s’approche pour le saluer, Adèle remarque ses ongles longs. Le bouton manquant au milieu de sa chemise. Une tache douteuse au niveau de son entrejambe.

Le propriétaire tend les bras vers la porte d’entrée et ils pénètrent dans la maison. Richard saute comme un chiot sur les marches du perron. Il ponctue de « ah oui », de « très bien », la visite du salon, de la cuisine et de la véranda. Il s’enquiert du chauffage, de l’état de l’électricité. Il consulte son calepin et dit : « Et l’étanchéité ? » Entre le salon dont de larges portes-fenêtres donnent sur un charmant jardin et la vieille cuisine, M. Rifoul les fait entrer dans une petite pièce aménagée en bureau. Il leur ouvre la porte à contrecœur. La pièce n’est pas entretenue et dans le rai de lumière qui échappe aux rideaux bleus vole un épais bloc de poussière.