« Ma femme lisait beaucoup. Je prendrai les livres. Mais je peux laisser le bureau si vous voulez. » Adèle fixe le lit d’hôpital, collé contre le mur et sur lequel des draps blancs sont soigneusement pliés. Un chat s’est caché sous le fauteuil. « À la fin, elle ne pouvait plus monter. »
Ils empruntent l’escalier en bois. Sur tous les murs, des photos de la morte, souriante et belle. Dans la grande chambre, dont les fenêtres donnent sur un marronnier centenaire, une brosse est posée sur la table de chevet. M. Rifoul se baisse et, de sa main immense, il lisse le couvre-lit imprimé de fleurs roses.
C’est une maison pour vieillir, pense Adèle. Une maison pour les cœurs tendres. Elle est faite pour les souvenirs, pour les copains qui passent et ceux qui partent à la dérive. C’est une arche, un dispensaire, un refuge, un sarcophage. Une aubaine pour les fantômes. Un décor de théâtre.
Ont-ils vieilli à ce point ? Leurs rêves peuvent-ils s’arrêter ici ?
Est-il déjà l’heure de mourir ?
Dehors, tous les quatre observent la façade. Richard se tourne vers le parc et tend la main.
« Ça va jusqu’où ?
— Loin, très loin. Tout ce verger-là, vous voyez ? Tout cela c’est à vous.
— Tu vas pouvoir en faire des tartes et de la compote pour Lucien ! » rit Clémence.
Adèle regarde ses pieds. Ses mocassins vernis sont trempés par l’herbe mouillée. Ce ne sont pas des chaussures pour la campagne.
« Donne-moi les clés », demande-t-elle à Richard.
Elle s’assoit dans la voiture, se déchausse et réchauffe ses pieds entre ses mains.
✩
« Xavier ? Comment as-tu trouvé mon numéro ?
— J’ai appelé ton bureau. Ils m’ont dit que tu étais en vacances mais j’ai expliqué que c’était urgent… »
Elle devrait répondre qu’elle est contente d’avoir de ses nouvelles mais qu’il ne faut pas qu’il se fasse des idées. Elle est vraiment désolée pour son comportement de l’autre soir, elle n’aurait pas dû. Elle avait trop bu, elle était un peu triste, elle ne sait pas ce qui lui a pris. Ça n’est pas dans ses habitudes. Jamais elle n’a fait une chose pareille. Il faut oublier, faire comme si ça n’était jamais arrivé. Elle a tellement honte. Et puis, elle aime Richard, elle ne pourrait jamais lui faire ça, surtout pas avec lui, Xavier, qu’il admire tant et dont il est si fier d’être l’ami.
Elle ne dit rien de tout cela.
« Je te dérange ? Tu peux parler ?
— Je suis chez mes beaux-parents. Mais je peux parler, oui.
— Tu vas bien ? » demande-t-il d’une voix totalement différente.
Il lui dit qu’il voudrait la revoir. Qu’elle l’a troublé au point qu’il n’a pas fermé l’œil ce soir-là. S’il s’est montré si froid, c’est parce qu’il a été surpris, par son attitude à elle et par son désir à lui. Il se rend bien compte qu’il ne devrait pas, il a essayé de résister à l’envie de l’appeler. Il a tout fait pour ne plus penser à elle. Mais il faut qu’il la voie.
À l’autre bout du fil, Adèle ne dit rien. Elle sourit. Son silence gêne Xavier qui n’arrête pas de parler et finit par lui proposer de se retrouver pour boire un verre. « Où tu voudras. Quand tu voudras.
— Il vaudrait mieux qu’on ne nous voie pas ensemble. Comment voudrais-tu que j’explique à Richard ? » Elle regrette d’avoir dit ça. Il va comprendre qu’elle a l’habitude, que ces précautions sont son quotidien.
Au contraire, il prend cela pour de la déférence, pour un désir farouche mais résolu.
« Tu as raison. À ton retour ? Appelle-moi, s’il te plaît. »
✩
Elle a choisi une robe grenat. Une robe en dentelle, à manches courtes, qui laisse deviner des pans de peau sur le ventre et les cuisses. Elle déplie la robe lentement sur son lit. Elle arrache l’étiquette et tire un fil. Elle aurait dû prendre la peine de trouver une paire de ciseaux.
Elle met à Lucien la chemise et les petits mocassins en cuir que sa grand-mère lui a achetés. Assis par terre, son camion entre les jambes, son fils est très pâle. Cela fait deux jours qu’il ne dort pas. Il se lève aux aurores, refuse de faire la sieste. Il écoute, les yeux écarquillés, les promesses des grandes personnes sur la nuit de Noël. Amusé puis las, il subit le chantage que tous exercent sur lui. Il n’est plus dupe des menaces que l’on fait planer. « Si tu n’es pas sage… » Que le père Noël passe. Qu’on en finisse.
En haut des escaliers, la main de son fils dans la sienne, elle sait que Laurent la regarde. Tandis qu’elle descend, il s’apprête à parler, à lui faire un compliment sur cette robe provocante et balbutie quelque chose qu’elle n’entend pas. Toute la soirée, il la photographie, prenant pour prétexte l’obsession de Clémence pour les souvenirs. Elle fait semblant de ne pas remarquer qu’il la scrute, l’œil caché derrière son appareil. Lui croit saisir par hasard une beauté froide et innocente. Il n’a droit qu’à des poses savamment calculées.
Odile installe un fauteuil près de l’arbre de Noël. Henri remplit les coupes de champagne. Clémence coupe des bouts de papier et cette année, pour la première fois, c’est Lucien qui désigne celui qui va recevoir les cadeaux. Adèle est mal à l’aise. Elle voudrait rejoindre les enfants dans la salle à manger et s’allonger au milieu des Lego et des landaus miniatures. Elle se surprend à prier qu’on ne tire pas son nom.
Mais on le tire quand même. « Adèle, ha ! » se mettent-ils à crier. Ils se frottent les mains, entament autour du siège une danse fébrile. « Tu as vu le paquet d’Adèle ? Henri, le petit paquet rouge, est-ce que tu l’as vu ? » s’inquiète Odile.
Richard ne dit rien.
Il ménage son effet, assis sur l’accoudoir du canapé. Une fois les genoux d’Adèle submergés d’écharpes, de moufles qu’elle ne mettra jamais, de livres de cuisine qu’elle n’ouvrira pas, Richard s’avance vers elle. Il lui tend une boîte. Clémence lance à son mari un regard plein de reproches.
Adèle déchire le paquet et quand apparaît, sur la petite boîte orange, le logo de la maison Hermès, Odile et Clémence poussent un soupir de satisfaction.
« Mais tu es fou. Tu n’aurais pas dû. » Adèle avait dit ça aussi l’année précédente.
Elle tire le ruban et ouvre la boîte. Elle ne comprend pas tout de suite ce que c’est. Une roue en or, ornée de pierres roses et surmontée de trois épis de blés en relief. Elle regarde le bijou sans le toucher, sans relever la tête et risquer de croiser le regard de Richard.
« C’est une broche », explique-t-il.
Une broche.
Elle a très chaud. Elle transpire.
« C’est de toute beauté, murmure Odile.
— Elle te plaît, ma chérie ? C’est un modèle ancien, j’étais sûr que ça t’irait. J’ai pensé à toi dès que je l’ai vue. Je la trouve très élégante, non ?
— Oui, oui. Elle me plaît beaucoup.
— Alors essaie-la ! Sors-la de la boîte au moins. Tu veux que je t’aide ?
— Elle est émue », ajoute Odile, les doigts collés sur le menton.