Une broche.
Richard sort le bijou de sa boîte et appuie sur l’épingle qui se soulève.
« Lève-toi, ce sera plus simple. »
Adèle se lève et, délicatement, Richard pique la broche dans sa robe, juste au-dessus du sein gauche.
« Évidemment, ça ne se met pas sur ce genre de robe mais c’est joli, non ? »
Non, évidemment, sur ce genre de robe ça ne va pas. Il faudrait qu’elle emprunte un tailleur à Odile et un foulard aussi. Il faudrait qu’elle se laisse pousser les cheveux, qu’elle les coiffe en chignon, qu’elle porte des escarpins à talons carrés.
« Très joli, mon chéri. Mon fils a beaucoup de goût », se réjouit Odile.
✩
Adèle n’accompagne pas les Robinson à la messe de minuit. Elle est brûlante de fièvre et s’endort dans sa robe grenat, le corps replié sous les couvertures. « Je t’avais bien dit que tu tombais malade », se désole Richard. Il a beau lui frotter le dos, ajouter des couvertures, elle est transie de froid. Ses épaules tremblent, elle claque des dents. Richard se couche contre elle, la serre dans ses bras. Il lui caresse les cheveux. Il lui fait avaler ses médicaments comme il le fait avec Lucien, en minaudant un peu.
Il lui a souvent raconté que quand ils agonisent, les cancéreux se mettent à demander pardon. Juste avant leur dernier râle, ils s’excusent auprès des vivants de fautes qu’ils n’ont pas le temps d’expliquer. « Pardonnez-moi, pardonnez-moi. » Dans son délire, Adèle a peur de parler. Elle se méfie de sa faiblesse. Elle craint de se confier à celui qui la soigne et use du peu d’énergie qu’il lui reste pour enfoncer son visage dans l’oreiller trempé. Se taire. Surtout, se taire.
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Simone ouvre la porte, sa cigarette collée au coin des lèvres. Elle porte une robe portefeuille qu’elle a mal lacée et qui laisse entrevoir sa poitrine bronzée et sèche. Elle a des jambes fines et un ventre gras. Ses dents sont maculées de rouge à lèvres et Adèle ne peut pas s’empêcher de frotter sa langue contre les siennes en la voyant. Elle scrute les paquets de mascara bon marché qui collent aux cils de sa mère, note les traits de crayon bleus sur les paupières ridées.
« Richard, mon chéri, comme je suis contente de vous voir. J’étais si déçue que vous ne fêtiez pas Noël avec nous. Quoique chez vos parents, je sais qu’on fait les choses très bien. Nous ne pouvons pas faire aussi chic, avec nos petits moyens.
— Bonjour, Simone. Nous sommes ravis d’être là, comme toujours, s’enthousiasme Richard en pénétrant dans l’appartement.
— Ce que vous êtes gentil. Lève toi, Kader, tu vois bien que Richard est arrivé », crie-t-elle à son mari, enfoncé dans un fauteuil en cuir.
Adèle se tient sur le seuil. Elle porte Lucien endormi dans ses bras. Elle regarde la banquette en chintz bleu qui lui donne la chair de poule. Le salon lui paraît encore plus petit, encore plus laid qu’avant. Face au canapé, la bibliothèque noire est encombrée de bibelots et de photos, d’elle et de Richard et de sa mère jeune. Dans une grande soucoupe, une collection de boîtes d’allumettes prend la poussière. Des fleurs artificielles sont disposées dans un vase à motif chinois.
« Simone, la cigarette ! » la gronde Richard en agitant doucement l’index.
Simone éteint sa cigarette et se colle contre le mur pour laisser passer Adèle.
« Je ne t’embrasse pas. Tu as le petit dans les bras, on ne va pas le réveiller.
— Oui. Bonjour, maman. »
Adèle traverse le minuscule appartement et entre dans sa chambre d’enfant. Elle garde les yeux rivés au sol. Elle déshabille lentement Lucien, qui a ouvert les yeux et pour une fois ne se débat pas. Elle le met au lit. Elle lui raconte plus d’histoires que d’habitude. Il dort profondément quand elle ouvre le dernier volume. Elle continue à lire, tout doucement, l’histoire d’un lapin et d’une renarde. L’enfant remue et la pousse hors du lit.
Adèle traverse le couloir sombre qui sent le linge moisi. Elle rejoint Richard dans la cuisine. Il est assis derrière la table en formica jaune et sourit, d’un air complice, à sa femme.
« Ton fils met beaucoup de temps à s’endormir, lui dit Simone. Tu le gâtes trop, ce petit. Moi je n’ai jamais fait ce genre de simagrées avec toi.
— Il aime les histoires, c’est tout. »
Adèle vole la cigarette que sa mère tient entre ses doigts.
« Vous auriez pu arriver plus tôt. On va dîner à dix heures avec tout ça. Heureusement que Richard me tient compagnie. » Elle sourit et soulève d’un coup de langue le bridge de son incisive jaunie. « On a eu beaucoup de chance de vous trouver, mon petit Richard. Un vrai miracle. Adèle a toujours été si empotée, si prude. Jamais un mot, jamais un sourire. On pensait qu’elle finirait vieille fille. Je lui disais moi d’être plus attrayante, de donner envie quoi ! Mais elle était tellement têtue, tellement secrète. Impossible de lui tirer la moindre confession. Et y en avait des types qui en pinçaient pour elle, ah ça, elle avait du succès, ma petite Adèle. Hein que t’avais du succès ? Vous voyez, elle ne répond pas. Elle fait sa fière. Je lui disais : Adèle, il faut que tu te prennes en main, si tu veux te comporter comme une princesse, trouve-toi un prince parce qu’ici on n’a pas les moyens de t’entretenir à vie. Avec ton père qui est malade et moi, moi, j’ai trimé toute ma vie, j’ai le droit aussi de profiter de mes belles années. Ne fais pas l’idiote comme moi, je lui disais à Adèle. Te marie pas avec le premier venu pour pleurer ensuite des larmes de sang. J’étais belle, Richard, vous le savez ? Je vous ai déjà montré cette photo ? C’est une Renault jaune. La première du village. Et vous avez remarqué ? Mes chaussures étaient assorties à mon sac. Toujours ! J’étais la femme la plus élégante du village, vous pouvez demander, tout le monde vous le dira. Non, heureusement qu’elle a trouvé un homme comme vous. Vraiment, on en a de la chance. »
Le père regarde la télévision. Il ne s’est pas levé depuis leur arrivée. Il est absorbé par le spectacle de réveillon du Lido. Des poches gonflées d’eau alourdissent son regard mais ses yeux verts ont gardé de l’éclat et une certaine morgue. À son âge, il a encore une épaisse chevelure brune. Une fine couronne grise éclaire ses tempes. Son front, son front immense, est toujours aussi lisse.
Adèle vient s’asseoir à côté de lui. Elle pose à peine ses fesses sur la banquette et met ses mains sur ses cuisses.
« Tu es content de la télévision ? C’est Richard qui l’a choisie, tu sais. C’est un modèle dernier cri, explique Adèle d’une voix infiniment douce.
— C’est très bien, ma fille. Tu me gâtes trop. Tu ne devrais pas dépenser ton argent pour ça.
— Tu veux boire quelque chose ? Ils ont commencé l’apéritif sans nous dans la cuisine. »
Kader approche sa main d’Adèle et tapote lentement son genou. Ses ongles sont brillants et lisses, très blancs au bout de ses longs doigts bronzés.
« Laisse-les, ils n’ont pas besoin de nous », chuchote-t-il en se penchant vers elle. Il lui sourit d’un air complice et tire une bouteille de whisky de sous la table. Il sert deux verres. « Elle adore faire son cinéma dès que ton mari arrive. Tu connais ta mère. Elle passe sa vie à organiser des dîners pour impressionner les voisins. Si elle ne m’avait pas tellement emmerdé, si elle n’avait pas été sur mon dos, j’aurais vécu la vraie vie, moi. J’aurais fait comme toi. Je serais monté à Paris. Le journalisme, je suis sûr que ça m’aurait plu.
— On t’entend, Kader », ricane Simone.
Il tourne son visage vers l’écran de télévision et serre entre ses doigts le genou frêle de sa fille.