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Simone n’a pas de vraie table de salle à manger. Adèle l’aide à disposer les plats sur deux petites tables basses, rondes, composées d’un plateau en bronze et de tréteaux en bois. Ils mangent dans le salon, Kader et Adèle assis sur la banquette, Richard et Simone sur de petits poufs en satin bleus. Richard a du mal à cacher l’inconfort de sa position. Son mètre quatre-vingt-dix le handicape et il mange, les genoux sous le menton.

« Je vais voir Lucien », s’excuse Adèle.

Elle entre dans sa chambre d’enfant. Lucien dort, la tête à moitié en dehors du lit. Elle pousse le corps de l’enfant contre le mur et se couche à côté de lui. Elle entend la musique du Lido et ferme les yeux pour faire taire sa mère. Elle serre les poings. Elle ne perçoit plus que la musique entraînante du cabaret et ses paupières s’emplissent d’étoiles et de strass. Elle remue doucement les bras, s’accroche aux épaules nues des danseuses. Elle danse, elle aussi, langoureuse, belle et ridicule dans un accoutrement d’animal de cirque. Elle n’a plus peur. Elle n’est plus qu’un corps offert pour le bonheur des touristes et des retraités.

Les fêtes sont finies, elle va retrouver Paris, la solitude, Xavier. Elle va pouvoir, enfin, sauter des repas, se taire, confier Lucien à qui voudra. Dix, neuf, huit, sept, six, cinq, quatre, trois, deux, un : bonne année, Adèle !

Rien ne s’était passé comme prévu. D’abord, ils n’avaient pas trouvé de voiture. Adèle avait quinze ans, Louis dix-sept mais il avait juré qu’un de ses amis, un multi-redoublant qui traînait devant le lycée pendant les cours, pourrait les conduire à la plage dans la voiture de son père. Dimanche matin, l’ami n’a pas donné signe de vie. « Tant pis, on prendra le bus. » Adèle n’a rien dit. Elle n’a pas avoué que sa mère lui interdisait les transports publics, surtout pour sortir de la ville, surtout avec des garçons. Ils ont attendu le bus plus de vingt minutes. Adèle avait mis un jean trop serré, un tee-shirt noir et un soutien gorge qui appartenait à sa mère. Elle s’était rasé les jambes, la nuit, dans la petite salle de bains. Elle avait acheté un rasoir pour homme à l’épicerie et elle s’y était prise comme un manche. Elle avait les jambes toutes griffées. Elle espérait que ça ne se verrait pas.

Dans le bus, Louis s’est assis à côté d’elle. Il a mis le bras autour de ses épaules. Il a préféré parler avec elle plutôt qu’avec ses copains. Elle s’est dit qu’il la traitait comme sa femme, comme si elle était à lui, et elle aimait ça.

Le voyage a duré plus d’une demi-heure et arrivés au terminus, ils ont dû marcher encore pour atteindre la maison du copain de Louis, la fameuse maison de plage dont il lui avait donné les clés. Les clés, justement, ne rentraient pas dans la serrure. Elles n’ouvraient pas la porte. Louis a eu beau forcer, essayer au-dessus, en dessous, la porte de derrière et celle de devant, rien ne cédait. Ils avaient fait tout ce chemin, Adèle avait menti à ses parents, elle était là, la seule fille avec quatre garçons, des joints, de l’alcool et la clé n’ouvrait pas.

« On va passer par le garage », a proposé Frédéric, qui connaissait la maison et qui était sûr de pouvoir y pénétrer par là. « Il n’y a pas de voiture », a-t-il précisé.

Frédéric est entré le premier par la petite fenêtre qu’il suffisait d’enfoncer mais qui se trouvait à deux mètres du sol. Louis a fait la courte échelle à Adèle qui a fait la fière et a sauté sur ses deux pieds dans le garage humide. Venir jusqu’à la mer pour se retrouver enfermée dans un garage sans lumière, assise sur des serviettes moisies étalées sur le sol en béton. Mais il y avait l’alcool, les joints, et même la guitare. Dans ces petits estomacs, dans ces poitrines frêles, tout ce beau matériel devait suffire à remplacer la mer.

Adèle a bu pour se donner du courage. Le moment était venu. Elle n’y couperait pas. Il y avait trop peu d’occasions, trop peu de lieux isolés, trop peu de maisons de plage pour que Louis recule. Et puis elle en avait rajouté. Elle lui avait raconté qu’elle s’y connaissait dans ces choses-là, qu’elle n’avait pas peur. Qu’elle en avait vu d’autres, des garçons. Assise sur le sol glacé, un peu soûle, elle s’est demandé s’il s’en rendrait compte. Si ce genre de mensonge se voyait ou si on pouvait faire illusion.

L’atmosphère s’est brouillée. Il y a eu comme de la grisaille. Une envie d’enfance lui serrait la gorge. Un dernier sursaut d’innocence a failli la faire renoncer. L’après-midi passait plus vite que prévu et les garçons ont trouvé une excuse pour quitter le garage. Elle les entendait dehors gratter comme des rats. Louis l’a déshabillée, s’est couché sur le dos et l’a assise sur lui.

Elle n’avait pas imaginé cela. Cette maladresse, ces gestes laborieux, ces mouvements grotesques. Cette difficulté à faire entrer son sexe en elle. Il n’avait pas l’air particulièrement heureux, juste furieux, mécanique. Il avait l’air de vouloir aller quelque part mais elle ne savait pas où. Il a attrapé ses hanches et s’est mis à faire des mouvements de va-et-vient. Il la trouvait pataude, empotée. Elle a dit : « J’ai trop fumé, je crois. » Il l’a mise sur le côté et ça a été encore pire. Il l’a couchée en chien de fusil et dans ses mains impatientes, il a saisi son sexe pour la pénétrer. Elle ne savait pas s’il fallait bouger ou laisser faire, se taire ou pousser de petits cris.

Ils sont rentrés. Dans le bus, Louis s’est assis à côté d’elle. Il a mis son bras autour de ses épaules. « Alors, c’est ça être sa femme ? » s’est dit Adèle. Elle se sentait à la fois sale et fière, humiliée et victorieuse. Elle est entrée chez elle discrètement. Simone regardait la télévision et Adèle s’est précipitée dans la salle de bains.

« Un bain à cette heure-ci ? Mais tu te prends pour qui ? Une princesse orientale ? » a hurlé sa mère.

Adèle s’est couchée dans le bain brûlant, elle a enfoncé son doigt dans son vagin dans l’espoir d’en tirer quelque chose. Une preuve, un signe. Son vagin était vide. Elle regrettait qu’ils n’aient pas eu un lit. Qu’il n’y ait pas eu plus de lumière dans ce petit garage. Elle ne savait même pas si elle avait saigné.

Six euros quatre-vingt-dix. Tous les jours, elle réunit six euros quatre-vingt-dix, en pièces, et achète un test de grossesse. C’est devenu une obsession. Chaque matin, au réveil, elle se rend dans la salle de bains, fouille au fond d’une trousse où elle a caché le paquet rose et blanc, et fait pipi sur la petite languette. Elle attend cinq minutes. Cinq minutes d’une angoisse véritable et pourtant totalement irrationnelle. Le test est négatif. Elle est soulagée pour quelques heures mais le soir même, après avoir vérifié qu’elle n’a toujours pas ses règles, elle retourne à la pharmacie et rachète un test. C’est peut-être ce qu’elle craint le plus. Tomber enceinte d’un autre homme. Ne pas pouvoir s’en expliquer auprès de Richard ou, pire encore, devoir faire l’amour à son mari et prétendre que l’enfant est de lui. Et puis ses règles arrivent, dans un bruit d’œufs cassés. Son ventre devient lourd et dur, elle en vient à aimer les spasmes qui la retiennent toute la soirée au lit, les genoux ramenés contre ses seins.

À une époque, elle faisait le test du sida toutes les semaines. À l’approche du résultat, elle était tétanisée par l’angoisse. Elle fumait des joints au réveil, se laissait mourir de faim puis finissait par se traîner, pas coiffée et un manteau sur son pyjama, dans les allées de la Salpêtrière, pour récupérer un carton jaune sur lequel était écrit : « négatif ».

Adèle a peur de mourir. Une peur intense, qui la prend à la gorge et l’empêche de raisonner. Elle se met alors à tâter son ventre, ses seins, sa nuque, y trouve des ganglions dont elle est certaine qu’ils annoncent un cancer fulgurant et atrocement douloureux. Elle se jure d’arrêter de fumer. Elle résiste pendant une heure, une après-midi, une journée. Elle jette toutes ses cigarettes, achète des paquets de chewing-gum. Elle court pendant des heures autour de la rotonde du parc Monceau. Puis elle se dit que ça ne vaut pas la peine de vivre en traînant une envie pareille, une envie si évidente, si essentielle. Qu’il faut être fou ou complètement idiot pour s’infliger ce manque, pour se regarder souffrir en espérant que ça dure, le plus longtemps possible. Elle ouvre tous les tiroirs, retourne les poches de ses manteaux. Elle secoue ses sacs à main et quand elle n’a pas la chance de trouver un paquet oublié, elle ramasse sur le petit balcon un mégot au filtre noir, en coupe l’extrémité et le tète goulûment.