C’est le moment qu’elle préfère.
Celui qui précède le premier baiser, la nudité, les caresses intimes. Ce moment de flottement où tout est encore possible et où elle est maîtresse de la magie. Elle boit une gorgée goulûment. Une goutte de vin glisse sur sa lèvre, le long de son menton et éclate contre le col de sa robe blanche avant qu’elle ait pu la retenir. C’est un détail de l’histoire et c’est elle qui l’écrit. Xavier est fébrile, timide. Il n’est pas impatient, elle lui sait gré de s’asseoir loin d’elle, sur cette chaise inconfortable. Adèle est installée sur le canapé, les jambes repliées sous elle. Elle fixe Xavier de son regard de marais, visqueux et impénétrable.
Il approche sa bouche et une onde électrique parcourt le ventre d’Adèle. La décharge atteint son sexe, le fait exploser, charnu et juteux, comme un fruit qu’on épluche. La bouche de l’homme a le goût du vin et des cigarillos. Un goût de forêt et de campagnes russes. Elle a envie de lui et c’est presque un miracle, une envie pareille. Elle le veut, lui, et sa femme, et cette histoire, et ces mensonges, et les messages à venir, et les secrets et les larmes et même l’adieu, inévitable. Il fait glisser la robe. Ses mains de chirurgien, longues et osseuses, effleurent à peine sa peau. Il a des gestes sûrs, agiles, délicieux. Il paraît détaché et tout à coup furieux, incontrôlable. Il a un sens certain de la dramaturgie, se réjouit Adèle. Il est si proche à présent qu’elle en a le vertige. Son souffle l’empêche de réfléchir. Elle est molle, vide, à sa merci.
✩
Il l’accompagne à la station de taxi, écrase ses lèvres contre son cou. Adèle s’engouffre dans la voiture, sa chair encore gorgée d’amour, les cheveux emmêlés. Saturée d’odeurs, de caresses et de salive, sa peau a pris une teinte nouvelle. Chaque pore la dénonce. Son regard est mouillé. Elle a un air de chat, nonchalant et malicieux. Elle contracte son sexe et un frisson la parcourt tout entière, comme si le plaisir n’était pas totalement consommé et que son corps recelait des souvenirs encore si vivaces qu’elle pourrait à tout instant les convoquer et en jouir.
Paris est orange et désert. Le vent glacial a balayé les ponts, libéré la ville des passants, rendu les pavés à eux-mêmes. Enveloppée dans une épaisse cape de brouillard, la cité offre à Adèle un terrain de rêverie idéale. Elle se sent presque intruse dans ce paysage, elle regarde à travers la vitre comme on pose l’œil sur le trou d’une serrure. La ville lui semble infinie, elle se sent anonyme. Elle n’en revient pas d’être reliée à qui que ce soit. Que quelqu’un l’attende. Qu’on puisse compter sur elle.
Elle rentre chez elle, paie Maria qui comme à chaque fois se sent obligée de lui dire : « Le petit vous a réclamée ce soir. Il a mis du temps à s’endormir. » Adèle se déshabille, plonge le nez dans ses vêtements sales, qu’elle roule en boule et cache dans un placard. Demain, elle y cherchera l’odeur de Xavier.
Elle est dans son lit quand le téléphone sonne.
« Madame Robinson ? Vous êtes l’épouse du docteur Richard Robinson ? Madame, excusez-moi de vous appeler à cette heure-ci, voilà, ne paniquez surtout pas, votre mari a eu un accident de scooter il y a une heure sur le boulevard Henri-IV. Il est conscient, ses jours ne sont pas en danger mais il a subi de sérieux traumatismes au niveau des jambes. Il a été amené ici, à la Salpêtrière, on est en train de procéder à des examens. Je ne peux pas vous en dire plus pour l’instant mais bien sûr, vous pouvez venir le voir dès que vous le souhaitez. Votre soutien lui sera très utile. »
Adèle a sommeil. Elle ne comprend pas bien. Elle ne prend pas la mesure de la situation. Elle pourrait dormir un peu, dire qu’elle n’a pas entendu son portable. Mais c’est trop tard. La nuit est gâchée. Elle entre dans la chambre de Lucien. « Mon amour, mon chéri, il faut aller dans la voiture. » Elle l’enroule dans une couverture et le prend dans ses bras. Il ne se réveille pas quand elle monte dans le taxi. Sur la route, elle appelle Lauren et tombe dix fois sur la voix polie de sa messagerie. Agacée, de plus en plus frénétique, elle rappelle encore et encore.
Devant l’immeuble de Lauren, elle demande au taxi de l’attendre.
« Je dépose le petit et je redescends. »
Le chauffeur, avec un fort accent chinois, exige qu’elle lui laisse une garantie.
« Allez vous faire foutre », répond Adèle en lui jetant un billet de vingt euros.
Elle entre dans l’immeuble, Lucien endormi sur son épaule et sonne à la porte de Lauren.
« Pourquoi tu ne répondais pas ? Tu fais la gueule ?
— Mais non », répond Lauren, la voix pâteuse, le visage froissé. Elle porte un kimono trop petit pour elle, qui lui arrive juste en dessous des fesses. « Je dormais, c’est tout. Qu’est-ce qui se passe ?
— Je pensais que tu étais fâchée. À cause de l’autre soir. J’ai cru que tu ne m’aimais plus, que tu en avais marre de moi, que tu prenais tes distances…
— Qu’est-ce que tu racontes ? Adèle, qu’est-ce qui se passe ?
— Richard a eu un accident de scooter.
— Oh merde.
— Ça n’a pas l’air si grave. Il doit se faire opérer de la jambe, mais ça va. Il faut que j’aille à l’hôpital, je ne peux pas emmener Lucien. Je n’ai personne d’autre à qui demander.
— Oui, oui, donne-le-moi. » Lauren tend les bras, Adèle se penche vers elle et fait lentement glisser le corps du petit garçon sur le buste de Lauren, qui referme ses bras autour de la couverture. « Tiens-moi au courant. Et ne t’inquiète pas pour lui.
— Je t’ai dit, je ne pense pas que ce soit grave.
— Je parlais de ton fils », chuchote Lauren en refermant la porte.
Adèle appelle un taxi. On lui annonce un délai d’attente de dix minutes. Elle reste dans le hall éteint, derrière la grande porte vitrée. À l’abri. Elle a trop peur d’attendre dans la rue à cette heure-ci, elle risquerait de se faire attaquer, violer. Elle voit arriver le taxi qui dépasse l’immeuble et se gare deux cents mètres plus loin, au coin de la rue. « Quel con ! » Adèle ouvre la porte et court vers la voiture.
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Elle s’assoit dans la salle d’attente, au sixième étage. « L’interne passera vous voir dès qu’il aura fini. » Adèle sourit timidement. Elle feuillette un magazine, enroule ses jambes l’une contre l’autre jusqu’à avoir des fourmis dans les mollets. Cela fait une heure qu’elle est là, à regarder rouler des brancards, à écouter de jeunes internes plaisanter avec les infirmiers. Elle a appelé Odile, qui a décidé de prendre le premier train demain pour venir voir son fils. « Ça va être dur pour vous, ma petite Adèle. Je ramènerai Lucien avec moi à la maison, vous serez plus tranquille pour veiller sur Richard. »
Adèle n’a pas de peine, elle n’est pas contrariée. Cet accident, pourtant, c’est un peu sa faute. Si Xavier n’avait pas échangé sa garde contre celle de Richard, si elle ne lui avait pas soufflé cette idée ridicule, s’ils n’avaient pas eu tellement envie de se voir, son mari serait à la maison, sain et sauf. À l’heure qu’il est, elle dormirait tranquille auprès de lui sans avoir à affronter toutes les complications que cet accident ne manquera pas de générer.
Mais cet accident est peut-être une aubaine. Un signe, une délivrance. Pendant quelques jours au moins, elle aura la maison pour elle toute seule. Lucien ira chez sa grand-mère. Personne ne pourra surveiller ses allées et venues. Elle va jusqu’à penser que les choses auraient pu se passer encore mieux.