Выбрать главу

Richard aurait pu mourir.

Elle aurait été veuve.

À une veuve, on pardonne beaucoup de choses. Le chagrin est une excuse extraordinaire. Elle pourrait, tout le reste de sa vie, multiplier les erreurs et les conquêtes, et l’on dirait d’elle : « La mort de son mari l’a brisée. Elle n’arrive pas à s’en remettre. » Non, ce scénario ne convient pas. Dans cette salle d’attente où on lui a demandé de remplir papiers et questionnaires, elle est contrainte de reconnaître que Richard lui est essentiel. Elle ne pourrait pas vivre sans lui. Elle serait complètement démunie, obligée d’affronter la vie, la vraie, l’affreuse, la concrète. Il faudrait tout réapprendre, tout faire et, partant, perdre en paperasseries le temps qu’elle consacre à l’amour.

Non, Richard ne doit jamais mourir. Pas avant elle.

« Madame Robinson ? Je suis le docteur Kovac. »

Adèle se lève avec maladresse, elle a du mal à tenir debout tant ses jambes sont engourdies. « C’est moi qui vous ai parlé tout à l’heure. Je viens de recevoir le scanner et les lésions sont importantes. Heureusement, sur la jambe droite, il n’y a que des plaies superficielles. Mais la jambe gauche a subi de multiples fractures, un éclatement du plateau tibial et une rupture des ligaments.

— D’accord. Et concrètement ?

— Concrètement, il devrait passer au bloc dans les heures qui viennent. Ensuite, il sera plâtré et puis il faudra envisager une longue rééducation.

— Il va rester ici longtemps ?

— Une semaine, peut-être dix jours. Ne vous inquiétez pas, votre mari va rentrer à la maison. On le prépare pour le bloc. Je vais charger un infirmier de vous appeler quand il remonte dans sa chambre.

— J’attends ici. »

Au bout d’une heure, elle change de place. Elle n’aime pas être assise devant ces ascenseurs qui s’ouvrent sur les malheurs du monde. Elle trouve une chaise vide au fond du couloir, près de la pièce où se reposent les infirmiers. Elle les regarde ranger les dossiers, préparer les traitements, aller d’une chambre à l’autre. Elle entend le frottement lisse de leurs pantoufles sur le lino. Elle écoute leurs conversations. Une aide-soignante fait tomber un verre d’un chariot qu’elle pousse trop brutalement. Chambre 6095, une patiente s’entête à refuser les traitements. Adèle ne la voit pas mais elle devine qu’elle est vieille et que l’infirmière qui s’adresse à elle a l’habitude de ses caprices. Puis les voix se taisent. Le couloir est plongé dans la nuit. La maladie cède la place au sommeil.

Il y a trois heures la main de Xavier se posait sur son sexe.

Adèle se lève. Son cou lui fait très mal. Elle cherche les toilettes, se perd dans les couloirs vides, revient sur ses pas, tourne en rond. Elle finit par pousser une porte en contreplaqué et entre dans des toilettes vétustes. Le verrou ne ferme pas. Il n’y a pas d’eau chaude et elle s’asperge le visage et les cheveux en grelottant. Elle se rince la bouche pour affronter le jour qui vient. Dans le couloir elle entend son nom. Oui, ils ont bien dit Robinson. Ils la cherchent. Non, c’est à son mari qu’on s’adresse. À Richard couché sur ce brancard. Il est là, devant la chambre 6090, Richard, pâle et transpirant, chétif dans sa blouse bleue. Il a les yeux ouverts mais Adèle peine à croire qu’il est réveillé. Il a le regard vide. Seules ses mains, qui s’agrippent au drap pour le relever, ses mains, qui défendent sa pudeur, seules ses mains prouvent qu’il est conscient.

L’infirmière pousse le brancard dans la chambre. Elle referme la porte sur Adèle, qui attend qu’on l’autorise à entrer. Elle ne sait pas quoi faire de ses bras. Elle cherche quelque chose à dire, une phrase réconfortante, un mot d’apaisement.

« Vous pouvez y aller. »

Adèle s’assoit à droite du lit. Richard tourne à peine le visage vers elle. Il ouvre la bouche et des filets de salive compacte restent collés à ses lèvres. Il sent mauvais. Une odeur de transpiration et de peur. Elle pose sa tête sur l’oreiller et ils s’endorment en même temps. Front contre front.

Elle quitte Richard à onze heures. « Je dois aller récupérer Lucien. La pauvre Lauren m’attend. » Dans l’ascenseur, elle croise le chirurgien qui vient d’opérer son mari. Il porte un jean et une veste en cuir. Il est jeune. À peine sorti de l’internat et peut-être même encore interne. Elle l’imagine ouvrir les corps, manipuler les os, scier, retourner, déboîter. Elle observe ses mains, ses longs doigts qui ont passé la nuit dans le sang et les glaires.

Elle baisse les yeux. Elle fait semblant de ne pas le reconnaître. Une fois dans la rue, elle ne peut pas s’empêcher de le suivre. Il marche vite, elle accélère le pas. Elle l’observe depuis le trottoir d’en face. Il sort une cigarette de son blouson, elle traverse et se poste devant lui.

« Vous avez du feu ?

— Ah, oui, attendez, sursaute-t-il en tâtant les poches de sa veste. Vous êtes l’épouse du docteur Robinson. Il ne faut pas vous inquiéter. C’est une méchante fracture mais il est jeune, il se remettra vite.

— Oui, oui, vous me l’avez dit tout à l’heure quand vous êtes passé dans la chambre. Je ne m’inquiète pas. » Il fait claquer la pierre du briquet. La flamme s’éteint. Il protège le feu de sa main droite mais il est à nouveau balayé par un courant d’air. Adèle lui arrache le briquet.

« Vous rentrez chez vous là ?

— Euh, oui.

— Vous êtes attendu ?

— Oui. Enfin, pourquoi ? Je peux vous aider ?

— Vous voulez boire un verre ? »

Le médecin la fixe et éclate d’un rire bruyant, gai, enfantin. Le visage d’Adèle se détend. Elle sourit, elle est belle. Ce type aime la vie. Il a des dents de sorcier blanc, un regard voluptueux.

« Pourquoi pas ? Si vous voulez. »

Adèle rend visite à Richard tous les jours. Avant d’entrer dans la chambre, elle passe la tête dans l’embrasure de la porte. Si son mari est réveillé, elle lui offre un sourire gêné et compatissant. Elle apporte des magazines, des chocolats, une baguette chaude ou des fruits de saison. Mais rien ne semble lui faire plaisir. Il laisse la baguette durcir. Une odeur de bananes flétries flotte dans la chambre.

Il n’a envie de rien. Même pas de discuter avec elle qui, assise sur le tabouret bleu inconfortable à droite du lit, s’échine à lui faire la conversation. Elle feuillette les magazines, commente les ragots, mais Richard répond à peine. Elle finit par se taire. Elle regarde par la fenêtre, l’hôpital grand comme une ville, le métro aérien et la gare d’Austerlitz.

Richard ne s’est pas rasé depuis une semaine et sa barbe noire et irrégulière durcit ses traits. Il a beaucoup maigri. La jambe dans le plâtre, il fixe le mur devant lui, accablé à la perspective des semaines qui l’attendent.

À chaque fois, elle se convainc qu’elle va passer l’après-midi avec lui, le distraire, attendre le passage du médecin pour poser des questions. Mais personne ne vient. Le temps passe d’autant plus lentement qu’ils ont le sentiment d’avoir été oubliés, comme si personne ne se préoccupait d’eux, comme si cette chambre n’existait nulle part et que l’après-midi s’étalait, interminable. Au bout d’une demi-heure, elle finit toujours par s’ennuyer. Elle le quitte et ne peut pas s’empêcher d’être soulagée.

Elle hait cet hôpital. Ces couloirs où des éclopés, corsetés, plâtrés, écorchés, s’exercent à marcher. Ces salles d’attente où des patients ignorants attendent que leur soit délivrée la parole sacrée. La nuit, dans son sommeil, elle entend les cris de la voisine de Richard, une octogénaire sénile qui s’est cassé le fémur et qui hurle : « Laissez-moi, je vous en supplie, allez-vous-en. »