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Une après-midi, elle s’apprête à partir quand une infirmière ronde et bavarde entre dans la chambre. « Ah, c’est très bien, votre épouse est venue vous voir. Elle va pouvoir aider à faire la toilette. On ne sera pas trop de deux. » Richard et Adèle se regardent, horriblement gênés par la situation. Adèle soulève les manches de son pull et prend le gant que lui tend l’infirmière.

« Je vais le tenir et vous lui frottez le dos. Voilà, comme ça. » Adèle passe lentement le gant sur le dos de Richard, sous ses aisselles poilues, sur ses épaules. Elle descend jusqu’à ses fesses. Elle y met toute l’application et toute la douceur dont elle est capable. Richard baisse la tête et elle sait qu’il pleure. « Je vais finir seule si ça ne vous dérange pas », dit-elle à l’infirmière qui veut lui répondre puis se ravise en constatant que Richard hoquette doucement. Adèle s’assoit sur le lit. Elle tient le bras de Richard dans sa main, frotte sa peau, s’attarde sur ses longs doigts. Elle ne sait pas quoi dire. Elle n’a jamais eu à s’occuper de son mari et ce rôle la déconcerte et la chagrine. Brisé ou bien-portant, le corps de Richard ne lui est rien. Il ne lui procure aucune émotion.

Heureusement que Xavier l’attend.

« Je vois bien comme tu es bouleversée, chuchote tout à coup Richard. Je suis désolé d’être si fermé, d’être si dur avec toi. Je sais que pour toi aussi c’est très lourd tout ça, je m’en veux. Je me suis vu mourir, Adèle. J’avais tellement sommeil, je n’arrivais pas à garder les paupières ouvertes et puis j’ai perdu le contrôle de mon scooter. Ça s’est passé très lentement, j’ai tout vu, la voiture qui arrivait en face, le lampadaire à ma droite. J’ai glissé sur des mètres et des mètres, ça m’a paru interminable. J’ai pensé que c’était fini, que j’allais crever là, à cause d’une garde de trop. Ça m’a ouvert les yeux. Ce matin, j’ai écrit un mail au chef de service pour présenter ma démission. Je quitte l’hôpital, je ne pourrais plus. J’ai fait une offre pour la maison et je compte signer l’association pour la clinique de Lisieux. Il faut que tu les préviennes, au journal. N’attends pas le dernier moment, ce serait dommage de partir en mauvais termes. On va prendre un nouveau départ, ma chérie. Cet accident n’aura pas été que négatif, finalement. »

Il lève vers elle ses yeux rougis, sourit, et Adèle voit le vieil homme avec qui elle finira sa vie. Son visage grave, son teint jaune, ses lèvres sèches, voilà son avenir. « Je vais appeler l’infirmière, elle pourra terminer sans moi. L’important, c’est que tu sois bien. Ne pense pas à tout ça, repose-toi. On en reparlera demain. » Elle essore le gant avec rage, le pose sur la table de nuit et sort en lui faisant signe de la main.

Ça la réveille brutalement. Elle a à peine le temps de se rendre compte qu’elle est nue, qu’elle a froid et qu’elle s’est endormie, le nez dans un cendrier plein. Ça lui secoue la poitrine, ça lui remue les tripes. Elle essaie de fermer les yeux, se retourne, supplie le sommeil de l’engloutir, de la sortir de cette mauvaise passe. Les paupières closes, elle s’enfonce dans le lit qui tangue. Sa langue se contracte à la faire hurler de douleur. Des éclairs verdâtres lui traversent le crâne. Son pouls s’accélère. La nausée lui écorche le ventre. Son cou tremble, elle a le ventre qui se creuse. Comme un grand vide avant l’expulsion. Elle essaie de soulever les jambes pour mieux irriguer son cerveau. Elle n’en a pas la force. Elle a juste le temps de marcher à quatre pattes vers les toilettes. Elle enfonce la tête dans la cuvette et se met à vomir un liquide acide et gris. Des hauts-le-cœur violents l’essorent tout entière, elle vomit par la bouche, par le nez, elle se sent mourir. Elle croit que ça s’arrête et puis ça reprend. Elle accompagne le vomissement par un geste outré, se tortille comme un serpentin et retombe, épuisée.

Elle ne bouge plus. Allongée sur le carrelage, elle retrouve une respiration lente. Sa nuque est trempée, elle commence à avoir froid et ça lui fait du bien. Elle ramène ses genoux contre sa poitrine. Elle pleure doucement. Les larmes déforment son visage jaune, fendillent sa peau asséchée par le maquillage. Elle balance d’avant en arrière ce corps qui la lâche, qui la dégoûte. Elle passe sa langue sur ses dents et sent un morceau de nourriture contre son palais.

Elle ne sait pas combien de temps a passé. Elle ne sait pas si elle s’est endormie. Elle rampe sur le carrelage pour atteindre la douche. Elle se relève, tout doucement, par étapes. Elle a peur de s’évanouir, de se briser le crâne contre la baignoire, de vomir encore. Accroupie, à genoux, sur ses pieds. Elle tient à peine debout. Elle voudrait enfoncer ses ongles dans les murs, elle inspire et tente de marcher droit. Son nez est bouché, plein de croûtes. Il lui fait mal. Une fois sous la douche, elle remarque le sang qui coule le long de ses cuisses. Elle n’ose pas regarder son sexe mais elle sent bien qu’il est à vif, déchiré et tuméfié comme un visage qu’on a passé à tabac.

Elle ne se souvient pas de grand-chose. Son corps est son seul indice. Elle ne voulait pas passer la soirée toute seule, ça elle s’en souvient. Ça l’avait terriblement angoissée, de voir les heures passer et de ne toujours pas savoir ce qu’elle ferait de cette nuit, seule, dans son appartement. Mehdi a répondu au bout d’une heure au mail qu’elle a laissé sur son site. Il est arrivé à vingt et une heures et, comme prévu, il a amené un ami et cinq grammes de cocaïne. Adèle s’était faite belle. Ce n’est pas parce qu’on paie qu’il faut être négligée. Ils se sont installés dans le salon. Mehdi lui a tout de suite plu. Les cheveux coupés ras, un visage de voyou, des gencives brunes et des dents de fauve. Il portait une gourmette et se rongeait les ongles. Il était admirablement vulgaire. Le copain était blond et discret. Un garçon jeune et maigre, du nom d’Antoine, qui a mis une heure à enlever sa veste.

Ils avaient l’air un peu surpris par l’appartement, la décoration moderne et raffinée. Assis sur le canapé, ils ressemblaient à deux petits garçons un peu gênés de prendre le thé chez une grande personne. Adèle a ouvert une bouteille de champagne et Mehdi, qui l’a tout de suite tutoyée, lui a demandé :

« Et toi, tu fais quoi ?

— Je suis journaliste.

— Journaliste ? Putain, c’est de la balle ! »

Il a sorti le sachet de sa poche, l’a agité devant Adèle. « Ah, oui, attends. » Elle s’est retournée et a tiré de la bibliothèque la pochette d’un dessin animé de Lucien. Mehdi s’est marré et a étalé six rails sur le DVD. « À toi l’honneur. C’est de la bonne », ne cessait de répéter Mehdi et il avait raison.

Adèle ne sentait presque plus ses dents. Ses narines la picotaient, elle avait une envie de boire joyeuse et compulsive. Elle a attrapé la bouteille de champagne, a renversé sa tête en arrière et quand le liquide s’est mis à couler sur ses joues, dans son cou, à imprégner ses vêtements, elle s’est dit que c’était le signal. Antoine s’est accroupi derrière elle. Il a commencé à déboutonner la chemise d’Adèle. Ils savaient exactement ce qu’ils faisaient, comme un ballet parfaitement chorégraphié. Mehdi lui a léché les seins, il a posé sa main entre ses cuisses pendant qu’Antoine la tenait par les cheveux.

Adèle se laisse glisser contre le mur. Elle s’accroupit sous le jet d’eau brûlant. Elle a envie de faire pipi mais son bas-ventre est dur, comme si un os y avait poussé dans la nuit. Elle contracte les pieds, serre la mâchoire et quand, enfin, l’urine infectée se met à couler le long de sa cuisse, elle pousse un hurlement de douleur. Son sexe n’est plus qu’un morceau de verre brisé, un labyrinthe de stries et de fêlures. Une fine paroi de glace sous laquelle flottent des cadavres gelés. Son pubis, qu’elle tond chaque jour avec application, est violet.