C’est elle qui a demandé. Elle ne peut pas lui en vouloir. C’est elle qui a demandé à Mehdi, au bout d’une heure d’ébats, au bout d’une heure de lui en elle, d’Antoine en elle, de jeux, d’échanges, c’est elle qui n’y a plus tenu. Qui a dit : « ça ne suffit pas », qui a voulu sentir, qui a cru supporter. Cinq fois, peut-être dix, il a relevé la jambe et son genou pointu, osseux, lui a éclaté le sexe. Au début, il a fait attention. Il a lancé à Antoine un regard interloqué, un peu moqueur. Il a levé la jambe et haussé les épaules. Il ne comprenait pas. Et puis, il y a pris goût, en la voyant se tordre, en entendant ses cris qui n’étaient plus humains.
Après, après, plus rien n’était possible. Après, elle s’est peut-être évanouie. Ils ont peut-être encore parlé. En tout cas elle s’est réveillée là, nue dans un appartement vide. Elle sort de la douche lentement, se tient à chaque meuble, à chaque pan de mur. Elle attrape juste une serviette, qu’elle enroule autour d’elle et elle s’assoit, doucement, tout doucement sur le bord du lit. Elle se regarde dans le grand miroir en pied. Elle est blanche et vieille. Le moindre mouvement lui affole le cœur, même penser suffit à faire tourner les murs.
Il faudrait qu’elle mange quelque chose. Qu’elle boive une boisson fraîche et sucrée. Elle le sait, la première gorgée sera délicieuse, elle étanchera sa soif puis, une fois le liquide dans son estomac vide, elle ressentira une nausée intense, une migraine atroce. Il faudra résister. S’allonger à nouveau. Boire un peu, dormir beaucoup.
De toute façon, le frigo est vide. Depuis que Richard est hospitalisé, Adèle n’a pas fait les courses. L’appartement est sale. Dans la chambre, des vêtements sont jetés partout, des culottes traînent par terre. Une robe dort sur l’accoudoir du canapé du salon. Des lettres non décachetées sont empilées dans la cuisine. Elle va finir par les perdre ou par les jeter. Elle dira à Richard qu’il n’y avait pas de courrier. Adèle n’est pas allée au travail de la semaine. Elle a promis un papier qu’elle est incapable d’écrire. Elle ne répond pas à Cyril qui la harcèle, puis elle envoie un texto minable, en pleine nuit, pour expliquer qu’elle passe ses journées à l’hôpital auprès de son mari. Qu’elle reviendra lundi.
Elle dort tout habillée, elle mange dans son lit. Elle a tout le temps froid. Sa table de nuit est jonchée de pots de yaourt à moitié vides, de cuillères et de morceaux de pain dur. Elle voit Xavier, dès qu’il peut, dans l’appartement de la rue du Cardinal-Lemoine. Quand il appelle, elle sort de son lit, prend une longue douche brûlante, jette par terre ses vêtements et éventre son placard. Elle est à découvert mais elle prend quand même un taxi. Chaque jour, il faut un peu plus de maquillage pour camoufler les poches sous ses yeux, pour raviver son teint brouillé.
Son téléphone sonne. Elle tapote la couette, soulève lentement les coussins. Elle l’entend. Elle ne le trouve pas. Il était sous ses pieds. Elle regarde l’écran. Elle a raté six appels. Six appels de Richard, à quelques minutes les uns des autres. Six appels frénétiques, six appels furieux.
Le 15 janvier.
Richard sort aujourd’hui, il l’attend. On est le 15 janvier et elle avait oublié. Elle s’habille. Elle enfile un jean confortable et un pull d’homme en cachemire.
Elle s’assoit.
Elle se coiffe et se maquille.
S’assoit.
Elle range le salon, roule ses vêtements en boule puis s’adosse aux placards de la cuisine, le front glacé de sueur. Elle cherche son sac. Il est par terre, éventré, vide.
Il faut aller chercher Richard.
✩
L’été, les parents d’Adèle louaient un petit appartement dans les environs du Touquet. Kader passait la journée au bar, avec une bande de copains de vacances. Simone jouait au bridge et se faisait bronzer sur la terrasse, un bandeau d’aluminium autour du cou.
Adèle aimait traîner seule dans l’appartement vide. Elle fumait des cigarettes à la menthe sur le balcon. Elle dansait au milieu du salon et fouillait dans les tiroirs. Un après-midi, elle avait trouvé une édition de L’insoutenable légèreté de l’être qui devait appartenir aux propriétaires. Ses parents ne lisaient pas ce genre de livre. Ses parents ne lisaient pas de livres du tout. Elle avait tourné les pages au hasard et était tombée sur une scène qui l’avait troublée aux larmes. Les mots résonnaient jusque dans son ventre, un courant électrique la parcourait à chaque phrase. Elle serrait sa mâchoire, contractait son sexe. Pour la première fois de sa vie, elle avait eu envie de se toucher. Elle avait attrapé les pans de sa culotte et l’avait remontée jusqu’à ce que le tissu lui brûle le sexe.
« Il la déshabillait et, pendant ce temps, elle était presque inerte. Quand il l’embrassa, ses lèvres ne répondirent pas. Puis elle s’aperçut soudain que son sexe était humide et elle en fut consternée. »
Elle remettait le livre à sa place, dans la petite commode du salon, et la nuit, elle y pensait. Elle essayait de se souvenir des mots exacts, de retrouver la musique puis elle n’y tenait plus. Elle se levait pour ouvrir le tiroir, regarder la couverture jaune et sentir sous sa robe légère s’éveiller des sensations inconnues. Elle osait à peine le prendre. Elle n’avait pas marqué la page, n’avait laissé aucune trace de son passage au milieu de cette histoire. Mais à chaque fois elle finissait par retrouver le chapitre qui l’émouvait tellement.
« Elle sentait son excitation qui était d’autant plus grande qu’elle était excitée contre son gré. Déjà, son âme consentait secrètement à tout ce qui était en train de se passer, mais elle savait aussi que pour prolonger cette grande excitation, son acquiescement devait rester tacite. Si elle avait dit oui à voix haute, si elle avait accepté de participer de plein gré à la scène d’amour, l’excitation serait retombée. Car ce qui excitait l’âme, c’était justement d’être trahie par le corps qui agissait contre sa volonté, et d’assister à cette trahison.
Il retira son slip ; maintenant elle était complètement nue. »
Elle répétait ces phrases comme un mantra. Elle les roulait autour de sa langue. Les tapissait tout au fond de son crâne. Elle comprit très vite que le désir n’avait pas d’importance. Elle n’avait pas envie des hommes qu’elle approchait. Ce n’était pas à la chair qu’elle aspirait, mais à la situation. Être prise. Observer le masque des hommes qui jouissent. Se remplir. Goûter une salive. Mimer l’orgasme épileptique, la jouissance lascive, le plaisir animal. Regarder partir un homme, ses ongles maculés de sang et de sperme.
L’érotisme habillait tout. Il masquait la platitude, la vanité des choses. Il donnait du relief à ses après-midi de lycéenne, aux goûters d’anniversaire et même aux réunions de famille, où il se trouve toujours un vieil oncle pour vous reluquer les seins. Cette quête abolissait toutes les règles, tous les codes. Elle rendait impossible les amitiés, les ambitions, les emplois du temps.
Adèle ne tire ni gloire ni honte de ses conquêtes. Elle ne tient pas de livres de comptes, ne retient pas les noms et encore moins les situations. Elle oublie très vite et c’est tant mieux. Comment pourrait-elle se souvenir d’autant de peaux, d’autant d’odeurs ? Comment pourrait-elle garder en mémoire le poids de chaque corps sur elle, la largeur des hanches, la taille du sexe ? Elle ne se souvient de rien de précis mais les hommes sont les uniques repères de son existence. À chaque saison, à chaque anniversaire, à chaque événement de sa vie, correspond un amant au visage flou. Dans son amnésie flotte la rassurante sensation d’avoir existé mille fois à travers le désir des autres. Et quand, des années plus tard, il lui arrive de recroiser un homme qui, un peu ému, avoue d’une voix grave : « J’ai mis du temps à t’oublier », elle en retire une satisfaction immense. Comme si tout cela n’était pas vain. Comme si du sens s’était, bien malgré elle, immiscé dans cette éternelle répétition.