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« Adèle, il est presque dix heures.

— J’avais un rendez-vous.

— Oui, c’est ça. Tu as deux papiers en retard, je me fous de tes rendez-vous. Je les veux dans deux heures.

— Tu vas les avoir, tes papiers. J’ai presque fini. Après le déjeuner, c’est bon ?

— Y en a marre, Adèle ! On ne va pas passer notre temps à t’attendre. On a un bouclage à faire, merde ! »

Cyril se laisse tomber sur sa chaise en agitant les bras.

Adèle allume son ordinateur et prend son visage dans ses mains. Elle n’a aucune idée de ce qu’elle va écrire. Elle n’aurait jamais dû s’engager à faire ce papier sur les tensions sociales en Tunisie. Elle se demande ce qui lui a pris de lever la main en conférence de rédaction.

Il faudrait qu’elle décroche son téléphone. Qu’elle appelle ses contacts sur place. Qu’elle pose des questions, qu’elle croise des informations, qu’elle fasse cracher des sources. Il faudrait qu’elle ait envie, qu’elle croie au travail bien fait, à la rigueur journalistique dont Cyril leur rebat sans cesse les oreilles, lui qui est prêt à vendre son âme pour un bon tirage. Elle devrait déjeuner à son bureau, le casque sur les oreilles, les mains sur le clavier souillé de miettes. Grignoter un sandwich en attendant qu’une attachée de presse étranglée de suffisance la rappelle pour exiger de relire son papier avant publication.

Adèle n’aime pas son métier. Elle hait l’idée de devoir travailler pour vivre. Elle n’a jamais eu d’autre ambition que d’être regardée. Elle a bien essayé d’être actrice. En arrivant à Paris, elle s’est inscrite à des cours où elle s’est révélée une élève médiocre. Les professeurs disaient qu’elle avait de beaux yeux et un certain mystère. « Mais être comédien, c’est savoir lâcher prise, mademoiselle. » Elle a attendu longtemps chez elle que le destin se réalise. Rien ne s’est passé comme elle l’avait prévu.

Elle aurait adoré être l’épouse d’un homme riche et absent. Au grand dam des hordes enragées de femmes actives qui l’entourent, Adèle aurait voulu traîner dans une grande maison, sans autre souci que d’être belle au retour de son mari. Elle trouverait merveilleux d’être payée pour son talent à distraire les hommes.

Son mari gagne bien sa vie. Depuis qu’il est entré à l’hôpital Georges-Pompidou, comme praticien hospitalier en gastro-entérologie, il multiplie les gardes et les remplacements. Ils partent souvent en vacances et louent un grand appartement dans « le beau 18e ». Adèle est une femme gâtée et son mari est fier de penser qu’elle est très indépendante. Elle trouve que ce n’est pas assez. Que cette vie est petite, minable, sans aucune envergure. Leur argent a l’odeur du travail, de la sueur et des longues nuits passées à l’hôpital. Il a le goût des reproches et de la mauvaise humeur. Il ne lui autorise ni oisiveté ni décadence.

Adèle est entrée au journal par piston. Richard est ami avec le fils du directeur de publication et il lui a parlé d’elle. Ça ne l’a pas dérangée. C’est comme ça pour tout le monde. Au début, elle a voulu bien faire. Elle était excitée à l’idée de plaire à son patron, de le surprendre par son efficacité, par sa débrouillardise. Elle a montré de l’entrain, du culot, décroché des interviews auxquelles personne n’osait rêver dans la rédaction. Puis elle s’est rendu compte que Cyril était un type obtus, qu’il n’avait jamais lu un livre et qu’il était bien incapable de juger de son talent. Elle s’est mise à mépriser ses collègues, qui noyaient dans l’alcool leurs ambitions perdues. Elle a fini par détester son métier, ce bureau, cet écran, toute cette parade idiote. Elle ne supporte plus d’appeler dix fois des ministres qui la rabrouent et finissent par lui lâcher des phrases aussi creuses que l’ennui. Elle a honte de prendre une voix mielleuse pour gagner les faveurs d’une attachée de presse. Tout ce qui lui importe, c’est la liberté que le métier de journaliste lui apporte. Elle gagne mal sa vie mais elle voyage. Elle peut disparaître, inventer des rendez-vous secrets, ne pas avoir à se justifier.

Adèle n’appelle personne. Elle ouvre un document vide, elle est prête à écrire. Elle invente des citations de sources anonymes, les meilleures qu’elle connaisse. « Une source proche du gouvernement », « un habitué des arcanes du pouvoir ». Elle trouve une bonne accroche, fait un peu d’humour pour distraire le lecteur qui croit encore qu’il est venu là pour avoir une information. Elle lit quelques articles sur le sujet, les résume, fait du copier-coller. Ça lui prend à peine une heure.

« Ton papier, Cyril ! crie-t-elle en mettant son manteau. Je vais déjeuner, on en parle à mon retour. »

La rue est grise, comme figée par le froid. Les traits des passants sont tirés, les teints verdâtres. Tout donne envie de rentrer chez soi et de se coucher. Le clochard devant le Monoprix a bu plus que de coutume. Il dort, allongé sur une bouche d’aération. Son pantalon est baissé, on voit son dos et ses fesses couverts de croûtes. Adèle et ses collègues entrent dans une brasserie au sol pas net et, comme à chaque fois, Bertrand dit, un peu trop fort : « On avait promis qu’on ne viendrait plus ici, le patron est un militant du Front national. »

Mais ils viennent quand même, à cause du feu de cheminée et du bon rapport qualité-prix. Pour ne pas s’ennuyer, Adèle fait la conversation. Elle s’épuise à raconter des choses, à ranimer des ragots oubliés, à poser des questions à ses collègues sur leurs projets pour Noël. Le serveur vient prendre la commande. Quand il leur demande ce qu’ils veulent boire, Adèle propose du vin. Ses collègues remuent mollement la tête, arborent des mines coquettes, prétendent qu’ils n’ont pas les moyens et que ce n’est pas raisonnable. « C’est moi qui vous l’offre », annonce Adèle, dont le compte est à découvert et à qui, jamais, ses collègues n’ont même offert un verre. Elle s’en fiche. Maintenant, c’est elle qui mène la danse. C’est elle qui régale et elle a le sentiment, après un verre de saint-estèphe, dans cette odeur de feu de bois, qu’ils l’aiment et qu’ils lui sont redevables.

Il est quinze heures trente quand ils quittent le restaurant. Ils sont un peu endormis par le vin, la nourriture trop riche et ce feu dans la cheminée qui a parfumé leurs manteaux et leurs cheveux. Adèle prend le bras de Laurent, dont le bureau est en face du sien. Il est grand, maigre et ses fausses dents bon marché lui donnent un sourire chevalin.

Dans l’open space, personne ne travaille. Les journalistes somnolent derrière leurs écrans. De petits groupes discutent au fond de la salle. Bertrand taquine une jeune stagiaire qui a l’imprudence de s’habiller comme une starlette des années 50. Sur le rebord des fenêtres, des bouteilles de champagne prennent le frais. Tout le monde attend l’heure raisonnable pour se soûler, loin de sa famille et de ses vrais amis. Au journal, le pot de Noël est une institution. Un moment de débauche programmé, où il s’agit d’aller le plus loin possible, de révéler son être vrai aux collègues avec qui l’on aura, dès le lendemain, des relations toutes professionnelles.

Tout le monde dans la rédaction l’ignore, mais l’année précédente, le pot de Noël a atteint des sommets pour Adèle. En une nuit, elle a assouvi un fantasme et perdu toute ambition professionnelle. Dans la salle de réunion des rédacteurs en chef, elle a couché avec Cyril sur la longue table en bois laqué noire. Ils ont beaucoup bu. Elle a passé la soirée près de lui, riant à ses blagues, profitant de n’importe quel moment où ils étaient seuls pour lui lancer des regards timides et d’une douceur infinie. Elle a fait semblant d’être à la fois terriblement impressionnée et terriblement attirée par lui. Il lui a raconté ce qu’il avait pensé d’elle la première fois qu’il l’avait vue.