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Certains sont restés proches d’elle, l’ont touchée plus que d’autres. Adam, par exemple, dont elle aime dire qu’il est son ami. Elle a beau l’avoir connu sur un site de rencontres, elle se sent proche de lui. Elle passe parfois rue Bleue, garde ses vêtements et fume un joint avec lui, dans le lit qui lui tient lieu de bureau et de salon. Elle pose la tête sur son bras et elle aime cette camaraderie franche. Il ne lui a jamais fait de remarques, n’a jamais posé de questions sur sa vie. Il n’est ni intelligent ni profond, et ça lui plaît.

Elle s’est attachée à certains, elle a eu du mal à les perdre. Maintenant qu’elle y repense, cet attachement lui semble flou, elle n’y comprend plus rien. Sur le coup, pourtant, rien d’autre ne semblait compter. C’était le cas de Vincent et avant lui d’Olivier, qu’elle a rencontré pendant un reportage en Afrique du Sud. Elle a attendu de leurs nouvelles comme elle attend aujourd’hui les messages de Xavier. Elle a voulu qu’ils se consument pour elle, qu’ils l’aiment au point de tout perdre, elle qui n’a jamais rien perdu.

Aujourd’hui, elle pourrait sortir de scène. Se reposer. S’en remettre au destin et au choix de Richard. Elle aurait sans doute intérêt à s’arrêter maintenant, avant que tout s’écroule, avant de ne plus avoir ni l’âge ni la force. Avant de devenir pitoyable, de perdre en magie et en dignité.

C’est vrai que cette maison est belle.

Surtout la petite terrasse, sur laquelle il faudrait planter un tilleul et installer un banc qu’on laisserait un peu pourrir et se couvrir de mousse. Loin de Paris, dans la petite maison de province, elle renoncerait à ce qui selon elle la définit vraiment, à son être vrai. Celui-là même qui, parce qu’il est ignoré de tous, est son plus grand défi. En abandonnant cette part d’elle-même, elle ne sera plus que ce qu’ils voient. Une surface sans fond et sans revers. Un corps sans ombre. Elle ne pourra plus se dire : « Qu’ils pensent ce qu’ils veulent. De toute façon, ils ne savent pas. »

Dans la jolie maison, à l’ombre du tilleul, elle ne pourra plus s’évader. Jour après jour, elle se cognera contre elle-même. En faisant le marché, la lessive, en aidant Lucien à faire ses devoirs, il faudra bien qu’elle trouve une raison de vivre. Un au-delà au prosaïsme, qui déjà enfant l’étranglait et lui faisait dire que la vie de famille était une effroyable punition. Elle en aurait vomi de ces journées interminables, à être juste ensemble, à se nourrir les uns les autres, à se regarder dormir, à se disputer une baignoire, à chercher des occupations. Les hommes l’ont tirée de l’enfance. Ils l’ont extirpée de cet âge boueux et elle a troqué la passivité enfantine contre la lascivité des geishas.

« Si tu conduisais, tu aurais pu aller le chercher toi-même ton mari. Tu serais quand même plus indépendante, non ? » Lauren est agacée. Dans la voiture, Adèle lui raconte sa nuit. Elle ne lui dit pas tout. Hésitante, elle finit par avouer qu’elle a besoin de lui emprunter de l’argent. « Je savais que Richard gardait de l’argent à la maison, mais je n’étais pas censée le dépenser, tu comprends ? Je te le rendrai très vite, c’est promis. » Lauren soupire et pianote nerveusement sur le volant. « C’est bon, c’est bon, je te le donnerai. »

Richard les attend dans sa chambre, son sac sur les genoux. Il est impatient. C’est Lauren qui s’occupe de régler les démarches administratives et Adèle se contente de la suivre, silencieuse et fatiguée, dans les couloirs de l’hôpital. Elle tient à la main le ticket qu’il faut retirer à l’entrée du bureau des admissions et des sorties. Elle dit : « C’est à nous », mais elle ne parle pas à la femme blonde assise derrière le bureau.

Lorsqu’ils entrent dans l’appartement, Adèle baisse la tête. Elle aurait pu mettre des fleurs sur le petit secrétaire. Remplir le lave-vaisselle. Acheter du vin ou de la bière. Une tablette de ce chocolat dont Richard raffole. Elle aurait pu pendre les manteaux qui traînent sur les chaises du salon, passer un coup d’éponge sur le lavabo de la salle de bains. Avoir une attention. Préparer une surprise. Être prête.

« Bon, je vais nous chercher quelque chose pour déjeuner, propose Lauren.

— Je n’ai pas eu le temps de faire les courses. Je me suis mal organisée, vraiment. J’irai pendant que tu feras la sieste. Je prendrai tout ce que tu voudras, tout ce dont tu as envie. Tu me diras, d’accord ? demande Adèle.

— Ça n’a aucune importance. De toute façon je n’ai pas faim. »

Adèle aide Richard à s’installer sur le canapé. Elle attrape le plâtre au niveau du mollet, soulève doucement la jambe puis la repose sur un coussin. Elle pose la paire de béquilles par terre.

Les jours passent et Richard ne bouge pas.

La vie reprend son cours. Lucien revient à la maison. Adèle retourne au bureau. Elle voudrait se plonger dans le travail mais elle se sent tenue à l’écart. Cyril l’accueille froidement. « Tu es au courant que Ben Ali est tombé pendant que tu jouais à l’infirmière ? Je t’ai laissé des messages, je ne sais pas si tu les as eus mais c’est Bertrand qu’on a envoyé finalement. »

Elle se sent d’autant plus à l’écart que règne dans la rédaction une atmosphère sentimentale. Les jours passent et il lui semble que ces collègues n’ont pas levé le nez de l’écran de télévision installé au milieu de l’open space. Jour après jour, les images de l’avenue Bourguiba noire de monde défilent. Une foule, jeune et bruyante, célèbre la victoire. Des femmes pleurent dans les bras des soldats.

Adèle tourne les yeux vers l’écran. Elle reconnaît tout. L’avenue où elle a marché tant de fois. L’entrée de l’hôtel Carlton, où elle fumait des cigarettes sur le balcon du dernier étage. Le tramway, les taxis, les cafés où elle ramassait des hommes qui sentaient le tabac et le café au lait. Elle n’avait rien à faire alors qu’écouter la mélancolie d’un peuple, prendre le pouls atone du pays de Ben Ali. Elle écrivait toujours les mêmes papiers, tristes à mourir. Résignés.

Ébahis, ses collègues portent la main à leur bouche. Ils retiennent leur souffle. C’est la place Tahrir à présent qui s’enflamme. « Dégage, dégage. » On brûle des poupées de chiffon. On déclame des poèmes et on parle de révolution. Le 11 février, à dix-sept heures trois, le vice-président Souleiman annonce la démission de Hosni Moubarak. Les journalistes hurlent, se sautent dans les bras. Laurent tourne le visage vers Adèle. Il pleure.

« C’est merveilleux, non ? Quand je pense que tu aurais pu y être. C’est vraiment bête cet accident. Ce n’est pas de chance. »

Adèle hausse les épaules. Elle se lève et enfile son manteau.

« Tu ne restes pas ce soir ? On va suivre les événements en direct. Un truc comme ça, ça n’arrive qu’une seule fois dans une carrière !

— Non, j’y vais. Je dois rentrer chez moi. »

Richard a besoin d’elle. Il l’a appelée trois fois cet après-midi. « N’oublie pas mes médicaments. » « Pense à acheter les sacs-poubelle. » « Tu rentres quand ? » Il l’attend, impatient. Il ne peut rien faire sans elle.