Le matin, Adèle le déshabille. Elle fait glisser son caleçon sur le plâtre et lui, lève les yeux au ciel, ruminant une prière ou une insulte, c’est selon. Elle recouvre le plâtre avec un sac-poubelle qui sent le pétrole, entoure la cuisse de scotch et installe Richard dans la douche. Il s’assoit sur une chaise en plastique et elle l’aide à allonger sa jambe sur le tabouret qu’elle est allée acheter exprès au Monoprix. Au bout de dix minutes, il hurle : « J’ai fini ! » et elle lui tend une serviette. Elle l’accompagne jusqu’au lit sur lequel il s’allonge, essoufflé. Elle coupe le scotch, retire le sac en plastique et l’aide à enfiler son caleçon, son pantalon, ses chaussettes. Avant de partir au travail, elle pose sur la table basse une bouteille d’eau, du pain, les comprimés contre la douleur et le téléphone.
La semaine, elle est tellement fatiguée qu’elle s’endort parfois à dix heures, tout habillée. Elle fait semblant de ne pas voir les cartons qui s’amoncellent dans le salon et dans l’entrée. Elle fait comme si le départ n’approchait pas. Comme si elle n’entendait pas son mari lui demander : « Tu as parlé à Cyril ? Je te rappelle que tu as un préavis à honorer. »
Le week-end, ils se retrouvent tous les trois, seuls, dans l’appartement. Adèle propose d’inviter des amis pour se changer les idées. Richard ne veut recevoir personne. « Je n’ai pas envie qu’on me voie dans cet état. » Richard est irascible, agressif. Lui, d’habitude si mesuré, se met dans des colères noires. Elle se dit que l’accident l’a peut-être plus remué qu’elle ne le croit.
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Un dimanche, elle emmène Lucien au parc sur les hauteurs de Montmartre. Ils s’assoient au bord d’un grand bac de sable glacé. Ils ont les mains gelées. Lucien s’amuse à écraser les pâtés de sable qu’aligne consciencieusement un enfant blond. La mère de l’enfant, le portable sur l’oreille, s’approche de Lucien et, sans mettre fin à sa conversation, le pousse en arrière. « Non mais c’est nul ce que tu fais ! Tu laisses mon fils tranquille. Et tu ne touches pas à ses jouets. »
Lucien revient dans les bras de sa mère, l’œil rivé sur le petit blond qui pleure, le nez couvert de morve.
« Viens, Lucien. On rentre. »
Adèle se lève, prend dans ses bras son fils qui pleure et refuse de partir. Elle longe le bac et du bout de sa botte elle écrase le château de l’enfant blond et envoie voler ses seaux en plastique de l’autre côté du parc. Elle ne se retourne pas quand la mère, hystérique, hurle : « Hé, vous ! »
« On rentre, Lucien. Il fait trop froid. »
Quand elle ouvre la porte, l’appartement est plongé dans le silence. Richard s’est endormi sur le canapé du salon et Adèle déshabille son fils lentement, un doigt posé sur les lèvres. Elle le met au lit. Elle laisse un mot sur la table basse. « Je vais faire les courses. »
Boulevard de Clichy. Devant la vitrine d’un sex-shop, un vieillard dans un imperméable sale montre du doigt un costume de soubrette en vinyle rouge. La vendeuse, une Noire aux seins énormes, acquiesce et l’invite à entrer. Adèle dépasse les touristes qui gloussent devant les vitrines érotiques. Elle observe un vieux couple d’Allemands qui choisit un DVD.
Devant un peep-show, une grosse blonde fait les cent pas sous la pluie.
« Une petite danse. Tu seras pas déçu !
— Mais vous voyez bien que je promène mon fils, lui répond un trentenaire outré.
— C’est pas un problème, tu peux laisser la poussette dans l’entrée. Je le surveillerai pendant que tu seras à l’intérieur. »
Sur le terre-plein central, des hommes de main attendent qu’on vienne leur confier une mission en buvant de grandes canettes de bière ou de la mauvaise vodka. On entend parler l’arabe, le serbe, le wolof, le chinois. Des couples promènent leurs enfants au milieu des groupes d’ivrognes et affichent une mine réjouie quand ils voient rouler sur la piste cyclable des patrouilles de police.
Adèle pénètre dans le long couloir tapissé de velours rose, sur les murs duquel sont accrochés des photos de femmes enlacées, la langue pendue, les fesses offertes aux passants. Elle salue le vigile à l’entrée. Il la connaît. Elle lui a plusieurs fois acheté du cannabis et elle lui a donné le numéro de Richard quand sa sœur a eu un cancer de l’estomac. Depuis, il la laisse entrer sans payer. Il sait que de toute façon elle ne fait que regarder.
Le samedi soir, le lieu fait parfois salle comble pour des enterrements de vie de garçon ou pour célébrer la signature d’un contrat entre collègues avinés. Cet après-midi, il n’y a que trois clients, assis devant la petite scène minable. Un Noir, un peu âgé, très maigre. Un cinquantenaire, sans doute de province, qui regarde sa montre pour vérifier qu’il ne ratera pas son train. Au fond, un Maghrébin qui, quand elle entre, lui lance un regard dégoûté.
Adèle s’approche de l’Africain. Elle se penche au-dessus de lui. Il tourne les yeux vers elle, le blanc de ses yeux jaunes et vitreux, et il sourit timidement. Il a les dents gâtées. Elle reste debout. Les yeux rivés sur ses mains calleuses, sur sa braguette entrouverte, sur son sexe humide et veiné.
Elle entend l’autre maugréer. Elle le sent soupirer dans son dos.
« Hchouma.
— Qu’est-ce que tu as dit ? »
Le vieil Arabe ne lève pas la tête. Il continue de regarder en biais la danseuse qui lèche ses doigts, et les pose sur ses tétons en gémissant.
« Hchouma.
— Je t’entends, tu sais. Je comprends ce que tu dis. »
Il ne réagit pas.
L’Africain attrape Adèle par le bras. Il tente de la calmer.
« Lâche-moi, toi. »
Le vieux se lève. Il a un regard mauvais. Des bajoues mangées par une barbe de trois jours. Il l’examine, longuement. Observe ses chaussures hors de prix, sa veste d’homme, sa peau claire. Son alliance.
« Tfou », crache-t-il.
Il sort.
Dans la rue, Adèle est hébétée. Tremblante de rage. La nuit est déjà tombée et elle s’enfonce les écouteurs dans les oreilles. Elle entre dans le supermarché, erre de rayon en rayon, son panier vide à la main. L’idée même de manger la dégoûte. Elle prend n’importe quoi, fait la queue. Elle n’enlève pas ses écouteurs. Au moment de passer ses articles, elle augmente le son. Elle regarde la jeune caissière, ses mitaines râpées sur les mains, ses ongles couverts de vernis écaillé. « Si elle me parle, je vais pleurer. » Mais la caissière ne lui dit rien, habituée aux clients qui ne la saluent pas.
Les rouages se sont enrayés. Une inquiétude atroce a fait son nid en elle. Elle est d’une maigreur effroyable, la peau littéralement étirée sur les os. Les rues lui semblent hantées par une armée d’amants. Elle se perd tout le temps. Elle oublie de regarder la route en traversant et sursaute au son des klaxons. Un matin, elle a cru voir un ancien amant en sortant de chez elle. Son cœur s’est arrêté et elle a pris Lucien dans ses bras, pour cacher son visage. Elle s’est mise à marcher, vite et dans la mauvaise direction. Persuadée d’être suivie, elle n’a pas cessé de se retourner.
Chez elle, elle craint le bruit de la sonnette, épie les pas dans la cage d’escalier. Elle surveille le courrier. Elle a mis une semaine à résilier le contrat du téléphone blanc, qu’elle n’a jamais retrouvé. Elle a eu du mal à s’y résoudre, elle s’est surprise à être sentimentale. Elle les imagine, déjà, la faire chanter, étaler sa vie, entrer dans les moindres détails. Immobile, lent, Richard est une bête facile à traquer. Ils le trouveront, ils lui diront. Quand elle quitte l’appartement, elle a à chaque fois le ventre noué. Elle revient sur ses pas, craint d’avoir oublié quelque chose, d’avoir laissé traîner une preuve.