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« Ça va, tu n’as besoin de rien ? »

Elle a mis son mari et son fils en pyjama. Elle les a fait manger. Elle se précipite dehors, le sentiment du devoir accompli et le besoin d’être prise. Elle ne sait pas pourquoi Xavier a tenu à aller dîner au restaurant. Elle aurait préféré aller rue du Cardinal-Lemoine, se déshabiller tout de suite, l’épuiser. Ne parler de rien.

« Thaïlandais ou russe ?

— Russe, on boira de la vodka », répond Adèle.

Xavier n’a pas réservé mais il connaît le patron de ce restaurant du 8e arrondissement, un repaire d’hommes d’affaires et de prostituées, de stars de cinéma et de journalistes en vogue. On les installe à une petite table contre la fenêtre et Xavier commande une bouteille de vodka. C’est la première fois qu’ils dînent ensemble. Adèle a toujours évité de manger devant lui. Avec lui.

Elle n’ouvre pas la carte et le laisse choisir. « Je te fais confiance. » Elle touche à peine sa salade d’écrevisses et préfère se geler les doigts contre la bouteille de vodka entourée d’un bloc de glace. Sa gorge est brûlante et l’alcool fait flop flop dans son estomac vide.

« Laissez, madame, je vais vous servir. »

Le serveur, contrit, s’approche de leur table.

« Vous feriez bien de vous asseoir avec nous alors. »

Adèle rit et Xavier baisse les yeux. Elle le gêne.

Ils n’ont pas grand-chose à se dire. Adèle se mord l’intérieur des joues et cherche un sujet de conversation. Pour la première fois, Xavier parle de Sophie. Il prononce son nom et celui de ses enfants. Il dit qu’il a honte, qu’il ne sait pas où tout cela les mène. Qu’il n’arrive plus à mentir, que trouver des excuses l’épuise.

« Pourquoi est-ce que tu parles d’elle ?

— Tu préférerais que j’y pense et que je ne dise rien ? »

Xavier la dégoûte. Il l’ennuie. Leur histoire est déjà morte. Ça n’est plus qu’un bout de tissu élimé, sur lequel ils continuent de tirer comme des enfants. Il a trop servi.

Elle a mis un jean gris, très moulant, et des chaussures à talons hauts qu’elle porte pour la première fois. Sa chemise est trop décolletée. Elle est vulgaire. Quand ils sortent du restaurant, Adèle a du mal à marcher. Elle plie les genoux comme un girafeau nouveau-né. Ses semelles sont glissantes et puis il y a la vodka qui fait tanguer les talons. Elle a beau tenir fermement le bras de Xavier, elle rate la marche d’un trottoir et tombe par terre. Un passant se précipite pour l’aider à se relever. Xavier lui fait signe de reculer. Il s’en occupe.

Elle a mal, vaguement honte mais elle rit, comme une fontaine d’où jaillissent des jets d’eau glacés. Elle entraîne Xavier dans le hall d’un immeuble. Elle ne l’entend pas dire : « Non, arrête, tu es dingue. » Elle se colle contre lui, couvre son visage de baisers humides et désespérants. Il essaie de retirer la main qu’elle pose sur sa braguette. Il essaie de l’empêcher de baisser son pantalon mais elle est déjà à genoux et lui, les yeux hagards, partagé entre le plaisir et la peur des gens qui pourraient entrer. Elle se relève, s’adosse contre le mur et baisse en se tortillant son jean trop serré. Il entre en elle, dans son corps liquide, offert, généreux. Elle pose sur lui ses yeux mouillés et mimant la pudeur, singeant l’émotion, elle dit : « Je t’aime. Je t’aime, tu sais. » Elle lui attrape le visage, et sous ses doigts, elle sent qu’il cède. Qu’elle a raison de ses scrupules. Que comme un rat étourdi par le son de la flûte, il est prêt à la suivre jusqu’au bout du monde.

« Une autre vie est possible, susurre-t-elle. Emmène-moi. »

Il se rhabille. Les yeux veloutés, les joues fraîches.

« À vendredi. Mon amour. »

Vendredi elle lui dira que tout est fini. Tout, lui et le reste. Elle trouvera une excuse radicale, quelque chose contre quoi aucun d’eux ne peut lutter. Elle dira qu’elle est enceinte, qu’elle est malade, que Richard l’a confondue.

Elle lui dira qu’elle commence une nouvelle vie.

« Bonjour, Richard.

— Sophie ? Bonjour. »

La femme de Xavier se tient sur le pas de la porte. Elle est très maquillée et s’est habillée avec soin. Elle serre nerveusement la bandoulière de son sac.

« J’aurais dû téléphoner mais il aurait fallu que je t’explique pourquoi, je ne voulais pas t’imposer ça par téléphone. Je peux repasser si tu veux, je…

— Non, non, viens, entre, assieds-toi. »

Sophie entre dans l’appartement. Elle aide Richard à se recoucher. Elle pose les béquilles contre le mur et s’installe en face de lui, dans le fauteuil bleu.

« C’est à propos de Xavier.

— Oui ?

— Et d’Adèle.

— D’Adèle.

— Hier soir, nous avions des amis à dîner. Ils étaient en retard et j’ai voulu regarder mes messages, pour voir s’il y avait un problème. » Elle avale sa salive. « J’ai le même téléphone que Xavier. Il l’avait laissé sur la table, dans l’entrée, et je l’ai pris. Je me suis trompée, sans faire exprès je te jure. Jamais je n’aurais pu… Bref, je l’ai lu. Un message de femme. Très explicite. Sur le coup je n’ai rien dit. J’ai attendu les invités, j’ai servi à dîner. On a passé une bonne soirée d’ailleurs, je pense que personne ne s’est douté de rien. Quand ils sont partis, j’ai affronté Xavier. Il a nié pendant dix minutes. Il a prétendu que c’était une patiente qui le harcelait, une folle dont il ne connaissait même pas le nom. Et puis il a tout avoué. Ça l’a même soulagé, je crois, je n’arrivais plus à l’arrêter. Il dit qu’il n’a pas pu s’en empêcher, que c’est passionnel. Il dit qu’il est amoureux d’elle.

— Amoureux d’Adèle ? » Richard éclate d’un rire sardonique.

« Tu ne me crois pas ? Tu veux voir le message ? Je l’ai, si tu veux. »

Richard se penche lentement vers le téléphone que lui tend Sophie et déchiffre le message comme un enfant, syllabe par syllabe. « J’ai tellement hâte de m’échapper. J’étouffe sans toi. Vivement mercredi. »

« Ils ont prévu de se voir mercredi. C’est lui qui m’a parlé d’Adèle. C’est lui qui a dit que c’était elle. Si tu savais comme il en parle, c’est… »

Sophie éclate en sanglots. Richard voudrait qu’elle s’en aille. Sur-le-champ. Elle l’empêche de penser. Elle l’empêche d’avoir mal.

« Il sait que tu es là ?

— Oh non, je ne lui ai rien dit. Ça l’aurait rendu fou. Moi-même, je ne sais pas ce que je fais là. Jusqu’au dernier moment j’ai hésité, j’ai failli rebrousser chemin. C’est tellement ridicule, tellement humiliant.

— Ne lui dis rien. Surtout ne dis rien. S’il te plaît.

— Mais…

— Dis-lui qu’il doit régler cette histoire, prendre le temps de rompre. Elle ne doit pas savoir que je suis au courant. Surtout pas.

— D’accord.

— Promets-le-moi.

— Je te le promets, Richard. C’est promis, oui.

— Et maintenant, il faut que tu t’en ailles.

— Bien sûr. Oh, Richard, mais qu’est-ce qu’on va faire ? Qu’est-ce qu’on va devenir ?

— “On” ? On ne va rien devenir du tout. On ne se reverra plus jamais, Sophie. »