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Il ouvre la porte.

« Tu sais, c’est Xavier qu’il faut plaindre. Pardonne-lui, va. Enfin, fais ce que tu veux, ça ne me concerne pas. »

Pour un enfant, les téléphones à clapet sont très amusants. Ils s’allument quand on les ouvre. On peut les faire claquer et se pincer les doigts. C’est Lucien qui a trouvé le téléphone blanc. Adèle était sortie acheter un tabouret pour que Richard puisse prendre sa douche. Elle a appelé depuis Castorama. « Ici, ils n’en ont pas, je vais essayer au Monoprix. » Lucien jouait dans le salon, le téléphone à clapet à la main.

« C’est à qui ce téléphone, mon chéri ? Tu l’as trouvé où ?

— Où ? » répète l’enfant.

Richard lui prend le téléphone des mains.

« Allô ? Allô ? On appelle maman ? »

Lucien rit.

Richard regarde le téléphone. Un vieux machin. Quelqu’un a pu l’oublier ici. Un ami qui serait passé. Lauren ou même Maria, la baby-sitter. Il l’ouvre. Il y a une photo de Lucien comme fond d’écran. Une photo de Lucien nouveau-né, endormi sur le canapé, le corps recouvert par un gilet d’Adèle. Richard s’apprête à le refermer.

Il n’a jamais fouillé dans les affaires de sa femme. Adèle lui a raconté que, quand elle était adolescente, Simone avait l’habitude d’ouvrir son courrier et de lire les lettres de ses amoureux. Pendant qu’elle était en cours, sa mère fouillait dans les tiroirs de son bureau et une fois elle avait trouvé, sous le matelas, le ridicule journal intime qu’Adèle tenait. Elle avait fait sauter le cadenas avec la pointe d’un couteau et elle en avait lu le contenu, le soir même, au cours du dîner. Elle riait à se rompre la mâchoire. De grosses larmes, moqueuses et grasses, coulaient sur ses joues. « Est-ce que ce n’est pas ridicule ? Kader, dis, ce n’est pas ridicule ? » Kader n’avait rien dit. Mais il n’avait pas ri non plus.

Pour Richard, cet épisode expliquait en partie le caractère d’Adèle. Son soin à tout ranger, son obsession pour les serrures. Sa paranoïa. Il se disait que c’était à cause de cela qu’elle dormait, son sac collé de son côté du lit, son carnet noir coincé sous l’oreiller.

Il regarde le téléphone. Sur la photo de Lucien s’affiche la mention « message non lu ». Une enveloppe jaune clignote. Richard lève le bras pour échapper à Lucien qui veut saisir le joujou. « Je veux le téléphone, hurle Lucien. Je veux allô ! »

Richard lit le message. Celui-là et les suivants. Il revient au répertoire. Fait défiler la liste étourdissante de noms masculins.

Adèle ne va pas tarder. C’est tout ce à quoi il pense. Elle va rentrer et il ne veut pas qu’elle sache.

« Lucien, où as-tu trouvé le téléphone ?

— Où ?

— Où, chéri, il était où le téléphone ?

— Où ? » répète l’enfant.

Richard le saisit par les épaules et le secoue en criant :

« Il était où, Lulu ? Il était où, ce téléphone ? »

L’enfant dévisage son père, sa bouche se tord et de son doigt potelé, la tête basse, il désigne le canapé.

« Là. Sous.

— En dessous ? »

Lucien hoche la tête. Richard prend appui sur ses mains et se jette par terre. Le plâtre cogne contre le parquet. Il se couche, tourne la tête et voit, sous le canapé, des enveloppes, un gant en cuir rose et la boîte orange.

La broche.

Il saisit ses béquilles et fait glisser le bijou vers lui. Il transpire. Il a mal.

« Lucien, viens, on va jouer. Tu vois papa est par terre, on va jouer au camion. Tu veux ? Tu veux jouer avec moi ? »

Il dort avec elle. Il la regarde manger. Il écoute le bruit de l’eau quand elle prend sa douche. Il l’appelle au bureau. Il lui fait des remarques sur ses vêtements, sur son odeur. Tous les soirs, il lui demande, d’une voix volontairement agaçante : « Qui tu as vu ? Tu as fait quoi ? Tu rentres tard dis donc. » Il a refusé d’attendre le week-end pour faire les cartons et il sait que ça la rend folle. Qu’elle craint, jour après jour, qu’il ne tombe, malgré ses infinies précautions, sur un document, une preuve, une faute. Il a signé la promesse de vente pour la maison et Adèle a paraphé les documents. Il a engagé des déménageurs et payé les arrhes. Il s’est occupé de l’inscription de Lucien à l’école.

Il ne dit rien de sa découverte.

Il entre dans la chambre quand elle s’habille et remarque les griffures à la base de son cou. Le bleu, juste au-dessus du coude, la forme d’un pouce qui l’a saisi et s’est attardé. Il reste debout dans l’entrebâillement de la porte, pâle, la main crispée sur sa béquille. Il la regarde se cacher sous la grande serviette grise, enfiler sa culotte comme une petite fille.

La nuit, couché contre elle, il pense aux compromis. Aux arrangements. À celui de ses parents, dont personne n’a jamais parlé mais que nul n’ignore. À Henri qui avait loué un petit appartement en ville où il retrouvait tous les vendredis après-midi une femme de trente ans. Odile l’avait découvert. Ils s’étaient expliqués dans la cuisine. Une explication franche, presque émouvante, dont Richard avait entendu des bribes depuis sa chambre d’adolescent. Ils s’étaient arrangés, pour le bonheur de leurs enfants, pour sauver les apparences. Henri avait fini par abandonner sa garçonnière et Odile l’avait recueilli, triomphante et digne, dans le giron familial.

Richard ne dit rien. Il n’a personne à qui se confier. Personne dont il pourrait supporter le regard, sur son visage de cocu, de mari naïf. Il n’a envie d’entendre aucun conseil. Il ne veut surtout pas faire pitié.

Adèle a déchiré le monde. Elle a scié les pieds des meubles, elle a rayé les miroirs. Elle a gâché le goût des choses. Les souvenirs, les promesses, tout cela ne vaut rien. Leur vie est une monnaie de singe. Il a pour lui-même, encore plus que pour elle, un profond dégoût. Il voit tout d’un œil nouveau, d’un œil triste et sale. S’il ne disait rien peut-être que ça tiendrait quand même. Qu’importe, au fond, les fondations pour lesquelles il a tant sué. Qu’importe la solidité de la vie, la sainte franchise et l’abominable transparence. Peut-être que s’il se tait, cela tiendra quand même. Il suffirait sans doute de fermer les yeux. Et de dormir.

Mais mercredi arrive et il ne tient plus en place. À dix-sept heures, il reçoit un message d’Adèle. Elle lui dit que le bouclage se présente mal et qu’elle va travailler tard. Il écrit sans réfléchir : « Il faut que tu rentres. Je souffre beaucoup. J’ai besoin de toi. » Elle ne répond pas.

À dix-neuf heures, elle ouvre la porte de l’appartement. Elle évite de poser sur Richard ses yeux rouges et lui demande, agacée :

« Qu’est-ce qui se passe ? Tu as très mal ?

— Oui.

— Tu as pris tes médicaments, non ? Qu’est-ce que je peux faire de plus ?

— Rien. Rien du tout. J’avais juste envie que tu sois là. Je ne voulais pas rester tout seul. »

Il ouvre les bras et lui fait signe de s’asseoir à côté de lui sur le canapé. Elle s’approche, rigide et glaciale, et il la serre, prêt à l’étrangler. Il sent bien qu’elle tremble, qu’elle regarde dans le vide et il la tient contre lui, bouillonnant de haine. Dans les bras l’un de l’autre, ils voudraient être ailleurs. Leurs dégoûts se mêlent, et cette tendresse feinte prend le visage de la détestation. Elle essaie de se dégager et il resserre son étreinte. Dans l’oreille, il lui dit :

« Tu ne mets jamais ta broche, Adèle.

— Ma broche ?

— La broche que je t’ai offerte. Tu ne l’as jamais mise.