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— Depuis l’accident je n’ai pas vraiment eu l’occasion.

— Mets-la, Adèle. Ça me ferait très plaisir que tu la mettes.

— Je la mettrai la prochaine fois qu’on sort, c’est promis. Ou même demain pour aller au bureau, si tu veux. Laisse-moi me lever, Richard. Je vais préparer à dîner.

— Non, reste assise. Reste là », lui intime-t-il.

Il lui attrape le bras et le serre entre ses doigts.

« Tu me fais mal.

— Tu n’aimes pas ça ?

— Qu’est-ce qui te prend ?

— Xavier ne te fait pas ça ? Vous ne jouez pas à ces petits jeux ?

— Mais qu’est-ce que tu racontes ?

— Oh, allez, arrête. Tu me dégoûtes. Si je le pouvais, je te tuerais, Adèle. Je t’étranglerais, là.

— Richard.

— Tais-toi. Surtout, tais-toi. Ta voix m’écœure. Ton odeur m’écœure. Tu es un animal, un monstre. Je sais tout. J’ai tout lu. Ces messages immondes. J’ai trouvé les mails, j’ai tout reconstitué. Tout défile dans ma tête, je n’ai plus un souvenir qui ne soit associé à un de tes mensonges.

— Richard.

— Arrête ! Arrête de prononcer mon nom comme une idiote ! hurle-t-il. Pourquoi, Adèle ? Pourquoi ? Tu n’as aucun respect pour moi, pour notre vie, pour notre fils… » Richard se met à sangloter. Il pose ses mains tremblantes sur ses paupières. Adèle se lève. Le voir pleurer la pétrifie.

« Je ne sais pas si tu peux comprendre. Si tu peux me croire. Ça n’est pas contre toi, Richard, ça ne l’a jamais été. Je t’assure. Je ne peux pas m’en empêcher. C’est plus fort que moi.

— Plus fort que toi. Mais qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre. Qui le sait ?

— Personne, je t’assure.

— Arrête de mentir ! Tu ne crois pas que tu as déjà fait assez de dégâts ! Ne mens pas.

— Lauren, murmure-t-elle. Seulement Lauren.

— Je ne te croirai plus jamais. Plus jamais. » Il essaie d’attraper ses béquilles, de se soulever mais il est si nerveux que sa jambe tremble et qu’il retombe sur le canapé, impuissant. « Tu sais ce qui me dégoûte le plus ? C’est de dépendre de toi. C’est de ne même pas pouvoir te dire de dégager, de ne même pas pouvoir me lever pour te frapper, pour te jeter tes affaires à la gueule, pour te pousser dehors comme la chienne que tu es. Tu pleures ? Tu peux pleurer, je n’en ai plus rien à faire. Moi qui n’ai jamais supporté tes larmes, j’ai envie de t’arracher les yeux. Mais qu’est-ce que tu as fait de moi ? Qu’est-ce que cette histoire a fait de moi ? Un idiot, un cocu, un pauvre type. Tu sais ce qui m’a fait le plus de peine ? C’est ce carnet noir. Oui, le carnet noir dans ton bureau. J’ai lu ce que tu écrivais, sur ton ennui, sur cette vie de bourgeoise merdique. Non seulement tu te fais baiser par une armée mais en plus tu méprises tout ce qu’on a construit. Tout ce que j’ai construit, moi, en travaillant comme un chien pour que tu aies tout ce qu’il te faut. Pour que tu n’aies à t’inquiéter de rien. Tu crois que je ne rêve pas, moi, d’un au-delà à cette vie ? Tu crois que je n’ai pas de rêves, pas d’envie de fuite ? Que je ne suis pas, moi aussi, romantique, comme tu dis ? Oui, pleure. Pleure jusqu’à en crever. On aura beau dire, tu pourras trouver toutes les explications du monde, tu es une salope, Adèle. Une vraie raclure. »

Adèle se laisse glisser contre le mur. Elle sanglote.

« Tu croyais quoi, hein ? Que tu pourrais t’en sortir ? Que je ne me rendrais jamais compte de rien ? On finit toujours par payer pour ses mensonges, tu sais. Et toi, tu vas payer. Je vais engager le meilleur avocat de Paris, je vais tout te prendre. Il ne te restera rien. Et si tu crois que tu auras la garde de Lucien, tu te mets le doigt dans l’œil. Tu ne verras plus ton fils, Adèle. Fais-moi confiance pour le maintenir loin de toi. »

Quand ils font l’amour, les hommes regardent leur sexe. Ils prennent appui sur leurs bras, penchent la tête et observent leur verge pénétrer la femme. Ils s’assurent que cela fonctionne. Ils restent quelques secondes à apprécier ce mouvement, à se réjouir peut-être de cette mécanique, si simple et si efficace. Adèle sait bien qu’il y a aussi une forme d’excitation dans cette auto-contemplation, dans ce retour vers soi. Et que ce n’est pas seulement leur sexe à eux, mais aussi le sien qu’ils contemplent.

Adèle a beaucoup regardé en l’air. Elle a scruté des dizaines de plafonds, suivi les enroulements des moulures, accompagné le balancement des lustres. Allongée, couchée sur le côté, les pieds posés sur les épaules d’un homme, Adèle a levé les yeux. Elle a détaillé le craquellement d’une peinture écaillée, constaté un dégât des eaux, compté des étoiles en plastique, une fois, dans un salon qui était aussi une chambre d’enfant. Pendant des heures, elle a fixé le vide des plafonds. Parfois une ombre, ou la projection d’une enseigne lumineuse venaient délivrer son regard, lui offrir une récréation.

Depuis que Lucien est en vacances, Adèle déroule un matelas en mousse dans l’allée de tilleuls. Elle prépare un pique-nique puis ils font la sieste à l’ombre des arbres. Lucien se couche contre elle et il s’endort, en lui faisant promettre qu’ils referont demain la sieste dehors. Les yeux pleins de ciel, les pupilles froissées par le léger mouvement des feuilles, Adèle promet.

« Christine ? Christine, vous m’entendez ? » hurle Richard.

La secrétaire, une blonde au visage de chouette albinos, entre dans le bureau.

« Pardon, docteur, j’étais en train de chercher le dossier de Mme Vincelet.

— Est-ce que vous pourriez appeler ma femme ? Je n’arrive pas à la joindre.

— J’appelle chez vous, docteur ?

— Oui, s’il vous plaît, Christine. Et sur son portable aussi.

— Elle est peut-être sortie. Avec ce temps magnifique…

— Appelez-la, Christine, s’il vous plaît. »

Le bureau de Richard se situe au premier étage de la clinique, en plein centre-ville. En quelques mois, le docteur Robinson a séduit une patientèle fidèle, qui apprécie son dévouement et sa compétence. Il consulte trois jours par semaine et opère le jeudi et le vendredi matin.

Il est onze heures et la matinée a été particulièrement chargée. Richard ne l’a pas dit à la mère du petit Manceau mais les symptômes que présente son fils sont très inquiétants. Il a de l’intuition pour ces choses-là. Et puis M. Gramont n’a pas voulu décoller de son fauteuil. Richard a eu beau lui répéter qu’il n’était pas dermatologue, il a tenu à lui montrer ses grains de beauté, lui soutenant avec autorité que tous les médecins sont des voleurs et qu’on ne la lui fera pas.

« Elle ne répond pas, docteur. J’ai laissé un message, j’ai demandé qu’elle vous rappelle.

— Comment ça, elle ne répond pas ? Ce n’est pas censé être possible ! Merde ! »

La chouette fait rouler ses yeux ronds.

« Je ne savais pas, vous ne m’aviez pas dit…

— Excusez-moi, Christine. J’ai très mal dormi. M. Gramont m’a poussé à bout. Je ne sais pas ce que je raconte. Faites entrer le prochain patient, je vais me laver les mains. »

Il se penche vers le lavabo et plonge ses mains sous l’eau froide. Sa peau est sèche et couverte de petites croûtes à force d’être lavée. Il fait mousser le savon, frotte frénétiquement ses mains en les faisant tourner l’une sur l’autre.

Il s’assoit, les bras sur l’accoudoir de son fauteuil, les jambes tendues. Lentement, il plie ses genoux qui, plus de six mois après l’accident, lui paraissent encore rouillés. Il sait qu’il boite toujours un peu même si tout le monde dit que cela ne se voit pas. Sa démarche est lente, intranquille. La nuit, il rêve qu’il court. Des rêves de chien.