Elle ne lui dit pas qu’elle ne lit plus les journaux. Qu’elle n’allume pas la télévision. Qu’elle a même renoncé à voir des films. Elle a trop peur des histoires, d’amour, des scènes de sexe, des corps nus. Elle est trop nerveuse pour supporter l’agitation du monde.
« Je ne suis pas spécialiste de l’Égypte. Par contre…
— En revanche, corrige Richard.
— Oui, en revanche, j’ai beaucoup travaillé en Tunisie. »
La conversation devient commune, s’émousse, ralentit. Une fois épuisés tous les sujets que des inconnus peuvent aborder sans risque, ils ne trouvent plus grand-chose à se dire. On entend des bruits de fourchettes et de déglutition. Adèle se lève, la cigarette collée aux lèvres, un plat dans chaque main.
« Le grand air, ça fatigue. » Les Verdon répètent la plaisanterie trois fois et finissent par partir, presque poussés par Richard qui leur fait de grands signes, debout dans l’allée de gravier. Il les regarde rentrer chez eux, se demandant quels secrets, quelles failles, peut bien cacher ce couple ennuyeux.
« Tu les as trouvés comment ? demande-t-il à Adèle.
— Je ne sais pas. Gentils.
— Et lui ? Tu le trouves comment, lui ? »
Adèle ne lève pas les yeux de l’évier.
« Je te l’ai dit. Je les ai trouvés gentils. »
Adèle monte dans la chambre. Par la fenêtre, elles voient les Verdon tirer les volets. Elle s’allonge et ne bouge plus. Elle l’attend.
Pas une seule fois, ils n’ont fait chambre à part. La nuit, Adèle écoute son souffle, ses ronflements, tous ces bruits rauques qui font la vie à deux. Elle ferme les yeux et se fait toute petite. Le visage au bord du lit, la main dans le vide, elle n’ose pas se retourner. Elle pourrait déplier un genou, tendre le bras, faire semblant de dormir et effleurer sa peau. Mais elle ne bouge pas. Si elle le touchait, même par inadvertance, il pourrait se mettre en colère, changer d’avis, la jeter dehors.
Quand elle est sûre qu’il dort, Adèle se tourne. Elle le regarde, dans le lit qui tremble, dans cette chambre où tout lui paraît fragile. Plus aucun geste, jamais, ne sera innocent. Elle en conçoit une terreur et une joie immenses.
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Lorsqu’il était interne, Richard a fait un stage aux urgences de la Pitié-Salpêtrière. Le genre de stage où on vous répète qu’« ici on apprend beaucoup, sur la médecine et la nature humaine ». Richard traitait surtout des cas de grippe, des accidentés de la route, des victimes d’agression, des malaises vagaux. Il pensait qu’il verrait des cas sortant de l’ordinaire. Le stage s’était révélé d’un ennui profond.
Il se souvient très bien de l’homme qui a été admis cette nuit-là. Un clochard dont le pantalon était souillé de merde. Il avait les yeux révulsés, de l’écume aux lèvres et son corps était secoué de tremblements. « Il convulse ? avait demandé Richard à son chef de service.
— Non. Il est en manque. Delirium tremens. Délire tremblant. »
Quand ils arrêtent de boire, les alcooliques sévères sombrent dans une crise de manque d’une violence insoutenable. « Trois à cinq jours après l’arrêt de la boisson, le malade se met à avoir des hallucinations vives, souvent visuelles et associées à des animaux rampants, le plus souvent à des serpents ou à des rats. Il est dans un état de désorientation extrême, souffre de délire paranoïde, est en proie à l’agitation. Certains entendent des voix, d’autres font des crises d’épilepsie. Lorsqu’ils ne sont pas pris en charge, une mort subite peut s’ensuivre. Les crises étant souvent pire la nuit, le patient aura besoin de compagnie. »
Richard avait veillé le clochard, qui se tapait la tête contre les murs et agitait les bras dans les airs pour faire fuir quelque chose. Il l’avait empêché de se faire mal, lui avait administré des calmants. Impassible, il avait découpé le pantalon souillé et frotté le corps du clochard. Il lui avait nettoyé le visage et taillé la barbe dans laquelle du vomi avait séché. Il lui avait même donné un bain.
Le matin, quand le patient avait repris le peu d’esprit qu’il lui restait, Richard avait tenté de lui expliquer. « Il ne faut pas arrêter comme ça. C’est très dangereux, vous voyez bien. Je sais, vous n’avez peut-être pas eu le choix, mais il y a des méthodes, des protocoles pour les gens dans votre cas. » L’homme ne le regardait pas. Le visage violet et gonflé, l’œil mangé par un ictère, il était de temps en temps ébranlé par un frisson, comme si un rat venait de lui courir sur le dos.
Au bout de quinze ans de pratique, le docteur Robinson peut dire qu’il connaît le corps humain. Que rien ne le rebute, que rien ne lui fait peur. Il sait déceler les signes, recouper les indices. Trouver des solutions. Il sait même mesurer la douleur, lui qui demande aux patients, « sur une échelle de un à dix, vous diriez que vous souffrez comment ? ».
Auprès d’Adèle, il a le sentiment d’avoir vécu avec une malade sans symptômes, d’avoir côtoyé un cancer dormant, qui ronge et ne dit pas son nom. Quand ils ont emménagé dans la maison, il a attendu qu’elle tombe. Qu’elle s’agite. Comme n’importe quelle toxicomane privée de sa drogue, il était convaincu qu’elle perdrait la raison et il s’y était préparé. Il s’était dit qu’il saurait quoi faire si elle devenait violente, si elle le rouait de coups, si elle se mettait à hurler la nuit. Si elle se scarifiait, qu’elle s’enfonçait un couteau sous les ongles. Il réagirait en scientifique, lui prescrirait des médicaments. Il la sauverait.
Le soir où il l’a affrontée, il était démuni. Il n’avait pris aucune décision sur leur avenir. Il voulait juste se défaire de son fardeau, la regarder s’écrouler sous ses yeux. Sous le choc, hébété, il était furieux de la passivité d’Adèle. Elle ne s’est pas justifiée. Elle n’a pas essayé une seule fois de nier. Elle avait l’air d’une enfant, soulagée qu’on ait découvert son secret et prête à subir sa punition.
Elle s’est servi un verre. Elle a fumé une cigarette et elle a dit : « Je ferai ce que tu voudras. » Puis elle a bafouillé : « Samedi, c’est l’anniversaire de Lucien. » Et il s’est souvenu. Odile et Henri devaient venir à Paris. Clémence, les cousins et tout un tas d’amis étaient prévenus depuis des semaines. Il n’avait pas le courage de tout annuler. Il sentait bien que c’était ridicule. Que face à une vie qui s’écroule, ce genre de mondanités aurait dû n’avoir aucune importance. Mais il s’y raccrochait comme à une planche de survie.
« On fête l’anniversaire et après on verra. » Il lui avait donné des instructions. Il ne voulait pas la voir faire la tête ou pleurer. Elle devait être souriante, joyeuse, parfaite. « Toi qui es si douée pour faire illusion. » L’idée que quelqu’un l’apprenne, que ça se sache, suffisait à lui provoquer une crise d’angoisse. Si Adèle devait quitter le foyer familial, il faudrait trouver une explication, monter un scénario banal. Dire qu’ils ne s’entendaient plus et c’est tout. Il lui avait fait jurer de ne se confier à personne. Et de ne plus jamais prononcer le nom de Lauren en sa présence.
Le samedi, ils ont gonflé les ballons en silence. Ils ont décoré l’appartement, et Richard a fait un effort surhumain pour ne pas hurler sur Lucien qui courait comme un fou d’une pièce à l’autre. Il n’a pas répondu à Odile qui s’étonnait qu’il boive autant en plein milieu de l’après-midi. « C’est un goûter d’enfant, non ? »
Lucien était heureux. À dix-neuf heures, il s’est endormi tout habillé, au milieu de ses nouveaux jouets. Ils se sont retrouvés tous les deux. Adèle est venue vers lui, souriante, le regard illuminé. « Ça s’est bien passé, non ? » Couché sur le canapé, il l’a regardée ranger le salon et son calme lui a semblé monstrueux. Il n’arrivait plus à la supporter. Le moindre geste l’agaçait. Sa façon de placer une mèche derrière ses oreilles. Sa langue sur sa lèvre inférieure. Sa manie de jeter brutalement la vaisselle dans l’évier, de fumer sans arrêt. Il ne lui trouvait aucun charme, aucun intérêt. Il avait envie de la battre, de la voir disparaître.