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Il s’est approché d’elle et il lui a dit, d’un ton ferme :

« Ramasse tes affaires. Va-t’en.

— Quoi ? Maintenant ? Et Lucien ? Je ne lui ai même pas dit au revoir.

— Sors d’ici », a t-il hurlé.

Il lui a donné des coups avec ses béquilles et l’a entraînée dans la chambre. Il jetait en vrac des affaires dans un sac, sans un mot, le regard résolu. Il est allé dans la salle de bains et a fait glisser, d’un seul geste, tous ses produits, tous ses parfums dans une pochette. Pour la première fois, elle l’a supplié. Elle s’est jetée à ses genoux. Elle a juré, le visage gonflé de larmes, la voix coupée de sanglots haletants, que sans eux elle mourrait. Qu’elle ne survivrait pas à la perte de son fils. Elle a dit qu’elle était prête à tout pour se faire pardonner. Qu’elle voulait guérir, qu’elle donnerait n’importe quoi pour une seconde chance auprès de lui. « Cette autre vie, ça n’était rien pour moi. Rien. » Elle lui a dit qu’elle l’aimait. Que jamais aucun homme n’avait compté pour elle. Qu’il était le seul avec lequel elle envisageait de vivre.

Il s’était cru assez fort pour la jeter à la rue, sans argent, sans travail, sans autre recours que de retourner chez sa mère dans l’appartement glauque de Boulogne-sur-Mer. Pendant une minute, il s’était même senti tout à fait capable de répondre à Lucien quand il poserait des questions. « Maman est malade. Elle a besoin de vivre loin de nous pour aller mieux. » Mais il n’y est pas parvenu. Il n’a pas réussi à ouvrir la porte, à la sortir de sa vie. À supporter l’idée qu’elle puisse exister ailleurs. Comme si sa colère n’était pas suffisante. Comme s’il avait envie de comprendre ce qui les avait menés, l’un et l’autre, à une telle folie.

Il a jeté le sac par terre. Il a fixé ses yeux suppliants, ses yeux de bête traquée, et il a secoué la jambe pour l’empêcher de s’accrocher à lui. Elle est tombée, comme un poids mort, et il est sorti. Il faisait un froid mordant mais il ne sentait rien. Agrippé à ses béquilles, il a descendu lentement la rue jusqu’à la station de taxi. Le chauffeur l’a aidé à allonger sa jambe plâtrée à l’arrière. Richard lui a tendu un billet et il lui a demandé de rouler. « Et éteignez la musique, s’il vous plaît. » Ils ont longé les quais et traversé les ponts d’une rive à l’autre, dans un interminable zigzag. Il roulait, la douleur à ses trousses. Il avait le sentiment que s’il s’arrêtait un instant d’avancer, il serait anéanti par le chagrin, incapable de faire un geste, de respirer. Le chauffeur a fini par le déposer près de la gare Saint-Lazare. Richard est entré dans une brasserie. La salle était pleine de monde, de vieux couples qui sortaient du théâtre, de touristes bruyants, de femmes divorcées en quête d’une nouvelle vie.

Il aurait pu appeler quelqu’un, pleurer sur les épaules d’un ami. Mais comment aurait-il pu raconter ? Qu’est-ce qu’il aurait pu dire ? Adèle croit sans doute que c’est par honte qu’il n’en parle à personne. Qu’il préfère garder la face plutôt que de chercher le soutien d’une compassion amicale. Elle doit penser qu’il a peur de passer pour un cocu, pour un homme humilié. Mais il se fiche du regard qu’ils vont porter sur lui. Ce qu’il craint, c’est ce qu’ils diront d’elle, c’est la façon dont ils l’enfermeront, dont ils la réduiront. Dont ils caricatureront sa tristesse. Ce qu’il craint le plus, c’est qu’ils lui imposent une décision, qu’ils disent d’un air assuré : « Dans ces conditions, Richard, tu ne peux que la quitter. » Parler rendrait les choses irréversibles.

Il n’a appelé personne. Seul, il a fixé son verre pendant des heures. Pendant si longtemps qu’il n’a même pas remarqué que la salle s’était vidée, qu’il était deux heures du matin et que le vieux serveur en tablier blanc attendait qu’il règle et qu’il s’en aille.

Il est rentré chez lui. Adèle dormait dans le lit de Lucien. Tout était normal. Affreusement normal. Il n’en revenait pas d’arriver à vivre.

Le lendemain, son diagnostic était posé. Adèle était malade, elle allait se soigner. « Nous allons trouver quelqu’un. Il va te prendre en main. » Deux jours plus tard, il l’a traînée dans un laboratoire médical et lui a fait faire des dizaines de prises de sang. Quand il a reçu les résultats, qui étaient tous bons, il a conclu : « Tu as eu beaucoup de chance. »

Il lui a posé des questions. Des milliers de questions. Il ne lui a pas laissé une minute de répit. Il l’a réveillée en pleine nuit pour confirmer un soupçon, pour lui demander des détails. Il était obsédé par les dates, les coïncidences, les recoupements. Elle répétait : « Je ne me souviens pas, je t’assure. Ça n’a jamais compté pour moi. » Mais il voulait tout savoir de ces hommes. Leur nom, leur âge, leur profession, l’endroit où elle les a rencontrés. Il voulait savoir combien de temps avaient duré ses aventures, où ils s’étaient retrouvés, ce qu’ils avaient vécu.

Elle a fini par lui céder et elle a raconté, dans le noir, en lui tournant le dos. Elle avait les idées claires, elle s’exprimait avec précision et sans affects. Parfois, elle entrait dans des détails sexuels mais c’est lui qui l’arrêtait. Elle disait : « pourtant, il ne s’agit que de cela ». Elle essayait de lui expliquer le désir insatiable, la pulsion impossible à contenir, la détresse de ne pouvoir y mettre fin. Mais ce qui l’obsédait, lui, c’est qu’elle ait pu abandonner Lucien toute une après-midi pour retrouver un amant. Qu’elle ait inventé une urgence professionnelle pour annuler des vacances en famille et baiser deux jours entiers dans un hôtel minable en banlieue. Ce qui le révoltait et le fascinait à la fois, c’est l’aisance avec laquelle elle avait menti et mené cette double vie. Il s’est fait avoir. Elle l’a manipulé comme un vulgaire pantin. Peut-être même qu’elle a ri, parfois, en rentrant à la maison, le ventre encore plein de sperme, la peau imbibée d’une autre sueur. Peut-être qu’elle s’est moquée de lui, qu’elle l’a imité devant ses amants. Elle a sans doute dit : « Mon mari ? Ne t’inquiète pas, il ne se rend compte de rien. »

Il remuait ses souvenirs jusqu’à en avoir la nausée. Il essayait de se rappeler son attitude quand elle rentrait tard, quand elle disparaissait. Qu’en était-il alors de son odeur ? Son haleine, quand elle lui parlait, était-elle mêlée à l’haleine d’autres hommes ? Il cherchait un signe, une évidence, peut-être, qu’il n’avait pas voulu voir. Mais rien, aucun événement marquant ne lui revenait à l’esprit. Sa femme était un imposteur absolument magnifique.

Quand il avait présenté Adèle à ses parents, Odile s’était montrée très réservée sur le choix de son fils. Elle ne lui avait rien dit à lui mais il avait su par Clémence qu’elle avait employé le mot « calculatrice ». « Ce n’est pas une fille pour lui. Elle prend des airs. » Odile s’était toujours méfiée de cette femme secrète. Elle s’inquiétait de sa froideur, de son absence d’instinct maternel.

Mais il en crevait, lui, l’étudiant de province, timide et sans conversation, de tenir cette femme dans ses bras. Ce n’était pas seulement sa beauté mais son attitude qui envoûtait Richard. Quand il la regardait, il était obligé de prendre de grandes inspirations. Sa présence le remplissait au point que c’en était douloureux. Il aimait la voir vivre, il connaissait par cœur le moindre de ses gestes. Elle parlait peu. Elle ne versait pas comme ses copines étudiantes en médecine dans les commérages et les conversations inutiles. Il l’emmenait dans de beaux restaurants. Il organisait des voyages dans des villes qu’elle rêvait de visiter. Très vite, il lui a présenté ses parents. Il lui a demandé de s’installer avec lui et il s’est occupé seul de trouver un appartement. Elle disait souvent : « C’est la première fois que ça m’arrive. » Et il en était fier. Il lui avait promis qu’elle n’aurait à s’occuper de rien et qu’il prendrait soin d’elle, comme personne d’autre avant lui. Elle était sa névrose, sa folie, son rêve d’idéal. Son autre vie.