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« Allez. On recommence. »
Au début, elle fermait les yeux. Ça rendait les choses impossibles. Elle était si rigide, si froide qu’il en devenait dingue. Une envie de la frapper, de s’arrêter en plein milieu, de la laisser là, toute seule. Ils font ça le samedi après-midi et parfois le dimanche. Richard s’oblige à être patient. Il prend de grandes inspirations quand elle lui repose cent fois la même question de sa voix aigre de petite fille. Elle plie les bras, rentre les épaules, regarde fixement devant elle. Elle ne comprend rien.
« Mais détends-toi, enfin. Ne te couche pas comme ça, redresse-toi un peu. Il faut que ce soit un plaisir, pas une souffrance », s’agace Richard.
Il prend les mains d’Adèle et les pose sur le volant. Il règle le rétroviseur.
Un après-midi de juillet, ils prennent les routes de campagne. Lucien est assis à l’arrière. Adèle a mis une robe qui lui arrive au-dessus des genoux et elle a posé ses pieds nus sur les pédales. Il fait chaud et les chemins sont déserts.
« Tu vois, il n’y a personne là, tu n’as aucune raison de t’inquiéter. Tu peux accélérer un peu quand même. »
Adèle se retourne et regarde Lucien qui s’est endormi. Elle hésite puis appuie brutalement sur l’accélérateur. La voiture s’emballe. Adèle est affolée.
« Passe la quatrième enfin ! Tu vas bousiller la voiture. Tu n’entends pas ce bruit ? Mais qu’est-ce que tu fais ? »
Adèle freine brusquement et tourne vers Richard un visage penaud.
« C’est quand même incroyable, on dirait que tu es incapable d’utiliser tes pieds et tes mains en même temps. Tu es vraiment nulle, tu sais ? »
Elle soulève les épaules et éclate de rire. Richard la regarde, interdit. Il avait complètement oublié le bruit de son rire. Ce bruit d’eau vive, de torrent. Ce bruit de gorge qui lui fait renverser la tête et dévoiler son long cou. Il ne se souvenait plus de cette façon étrange qu’elle a de placer ses mains devant sa bouche et de fermer les yeux, dans une grimace qui donne à son rire un air un peu moqueur, presque méchant. Il a envie de la serrer contre lui, de se nourrir de cette joie soudaine, de cette gaieté qui leur a tant fait défaut.
« Je vais prendre le volant pour rentrer. Et tu sais quoi ? Peut-être qu’il vaudrait mieux que tu prennes de vrais cours. Avec un professionnel je veux dire. Ce sera plus efficace. »
Adèle progresse lentement mais il s’est promis de lui acheter une voiture si elle réussit son examen. Il ne pourra sans doute pas s’empêcher de vérifier le compteur et il limitera son budget pour l’essence, mais elle pourra au moins faire de petits trajets. Quand ils se sont installés, il la surveillait tout le temps. Il ne pouvait pas s’en empêcher. Il l’a même prise en filature, comme une délinquante. Il l’appelait plusieurs fois par jour sur le téléphone de la maison. Il quittait parfois la clinique sur un coup de tête et revenait, entre deux consultations, pour la trouver là, assise dans son fauteuil bleu, les yeux rivés sur le jardin.
Il lui est arrivé de se montrer cruel. Il a profité de son pouvoir sur elle pour la rabaisser. Un matin, elle lui a demandé de la déposer en ville en allant à la clinique. Elle avait envie de faire des courses, de se promener. Elle a même proposé de déjeuner avec lui, dans un restaurant dont il lui avait parlé. « Tu m’attends ? J’en ai pour deux minutes. » Elle est montée se préparer. Elle a tourné le verrou de la salle de bains et il est parti. Elle a dû entendre la voiture démarrer alors qu’elle était en train de s’habiller. Elle a sans doute regardé par la fenêtre la voiture qui s’éloignait. Le soir, il n’a même pas évoqué l’incident. Il lui a demandé comment s’était passée sa journée. Elle a répondu, souriante : « Très bien. »
En public, il adopte des attitudes dont il se repent ensuite. Il lui serre le bras, la pince dans le dos, l’observe au point que l’assistance en est gênée. Il scrute le moindre de ses mouvements. Il lit sur ses lèvres. Ils sortent rarement mais il est content d’avoir invité les Verdon. Il fera peut-être une fête à la rentrée. Quelque chose de simple, avec ses collègues et les parents des amis de Lucien.
Il est fatigué de ces soupçons permanents. Il ne veut plus penser qu’il ne doit sa présence qu’à son absence d’autonomie. Il se promet de laisser un peu plus d’argent à la maison. Il la pousse à prendre le train pour emmener Lucien voir ses grands-parents à Caen ou à Boulogne-sur-Mer. Il lui a même dit qu’il était temps de réfléchir à ce qu’elle voulait faire de sa vie.
Parfois, il cède à un enthousiasme irrationnel, à un optimisme dont tout médecin est appelé à se méfier. Il se convainc qu’il peut la guérir, qu’elle s’est accrochée à lui parce qu’elle a senti qu’il était son salut. La veille, elle s’est levée de bonne humeur. Il faisait un temps radieux. Richard l’a emmenée en ville avec Lucien pour qui elle devait faire des courses. Dans la voiture elle a parlé d’une robe qui lui avait plu dans la vitrine d’un magasin. Elle a balbutié un raisonnement obscur sur l’argent qu’il lui reste et ce qu’il lui faudra économiser pour s’offrir cette robe. Richard l’a coupée. « Fais ce que tu veux de cet argent. Arrête de me rendre des comptes. » Elle a eu l’air à la fois redevable et un peu désemparée, comme si elle s’était habituée à ce jeu malsain.
« La rendre heureuse. » Comme ça semblait facile quand Henri disait ça d’Odile, quand il répétait que c’était le but même de la vie. Fonder une famille et la rendre heureuse. Comme ça paraissait simple sur le parvis de la mairie, dans le hall de la maternité, le jour de leur pendaison de crémaillère, quand tout le monde avait l’air persuadé que Richard avait en main les clés d’une vie réussie.
Odile ne cesse de dire qu’ils devraient faire un second enfant. Qu’une aussi belle maison est faite pour une grande famille. À chaque fois qu’elle vient les voir, elle lance des regards complices vers le ventre d’Adèle qui fait non de la tête. Richard est si gêné qu’il fait semblant de ne pas comprendre de quoi il s’agit.
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Il lui a imaginé une nouvelle vie, où elle serait tenue à l’abri d’elle-même et de ses pulsions. Une vie faite de contraintes et d’habitudes. Tous les matins, il la réveille. Il ne veut pas qu’elle traîne au lit, qu’elle rumine des idées noires. Trop de sommeil lui nuit. Il ne quitte pas la maison avant de l’avoir vue enfiler ses baskets et se mettre à courir sur le chemin de terre. Près de la haie, elle se retourne, lui fait signe de la main et il démarre la voiture.
Sans doute parce qu’elle y a grandi, Simone a toujours eu la campagne en horreur. Elle en parlait à sa fille comme d’un lieu de désolation et la nature est, aux yeux d’Adèle, une bête sauvage qu’on pense apprivoiser et qui vous saute à la gorge sans prévenir. Elle n’ose pas le dire à Richard mais elle a peur de courir sur les routes de campagne, de pénétrer la forêt déserte. À Paris, elle aimait courir au milieu des passants. La ville lui imprimait son rythme, sa cadence. Ici, elle court plus vite, comme si des assaillants étaient à ses trousses. Richard voudrait qu’elle profite du paysage, qu’elle s’éblouisse du calme des vallons et de l’harmonie des bocages. Mais jamais elle ne s’arrête. Elle court à s’en arracher les poumons et elle rentre épuisée, les tempes battantes, toujours étonnée de ne pas s’être perdue. Elle a à peine le temps d’enlever ses chaussures que déjà le téléphone sonne et elle reprend son souffle pour répondre à Richard.