Parfois, dans un de ces accès de mélancolie, il chantait en arabe une chanson dont il ne leur dévoila jamais le sens. Il s’emportait contre Simone en l’accusant de l’avoir arraché à ses racines. Il se mettait en colère, il devenait injuste, il hurlait qu’il n’avait pas besoin de tout cela, qu’il pourrait bien tout foutre en l’air et s’en aller vivre, seul, dans un endroit modeste, à se nourrir de pain et d’olives noires. Il disait qu’il aurait voulu apprendre à labourer, à semer, à retourner la terre. Qu’il aurait aimé la vie paisible des paysans de son enfance. Et que parfois, il lui arrivait même de les envier, comme l’oiseau fatigué d’un long vol peut envier la fourmi. Simone riait, d’un rire cruel qui le mettait au défi. Et il ne partait pas. Jamais.
Bercé par les cahotements du train, Adèle sombre dans un demi-sommeil. Elle pousse la porte de la chambre de ses parents et elle voit le grand lit. Le corps de son père, couché comme une momie. Les pieds pointés vers le ciel, raides dans le linceul. Elle s’approche, cherche les derniers morceaux visibles de peau. Les mains, le cou, le visage. Le grand front lisse, les rides profondes aux commissures des lèvres. Elle retrouve les traits connus, le chemin qu’empruntait le sourire, la carte complète des émotions paternelles.
Elle se couche sur le lit, à quelques centimètres à peine du corps. Il est tout à elle. Pour une fois, il ne peut ni s’enfuir, ni refuser la conversation. Un bras derrière la tête, les jambes croisées, elle allume une cigarette. Elle se déshabille. Nue, allongée contre le cadavre, elle caresse sa peau, elle le serre contre elle. Elle pose des baisers sur ses paupières et sur ses joues creusées. Elle songe à la pudeur de son père, à son horreur absolue de la nudité, la sienne, celle des autres. Couché là, mort, à sa merci, il ne pourra plus opposer aucune résistance à sa curiosité obscène. Elle se penche au-dessus de lui et lentement, elle dénoue le linceul.
Gare Saint-Lazare. Elle descend du train et remonte à pas vifs la rue d’Amsterdam.
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Ils ont coupé le lien avec la vie d’avant. Une coupure nette, radicale. Ils ont laissé derrière eux des dizaines de cartons remplis de vêtements d’Adèle, de souvenirs de voyage et même d’albums photos. Ils ont vendu les meubles et offert leurs tableaux. Le jour de leur départ, ils ont jeté sur l’appartement un regard sans nostalgie. Ils ont remis les clés à la propriétaire et ils ont pris la route sous une pluie battante.
Adèle n’est jamais retournée au journal. Elle n’a pas eu le courage de présenter sa démission et elle a fini par recevoir un courrier que Richard a agité sous son nez : « Licenciement pour faute grave. Abandon de poste. » Ils ne prennent pas de nouvelles de leurs amis, des copains de fac, des anciens collègues. Ils trouvent des excuses pour qu’on ne vienne pas les voir. Beaucoup se sont étonnés de leur départ précipité. Mais personne n’a cherché à savoir ce qu’ils étaient devenus. Comme si Paris les avait oubliés.
Adèle est nerveuse. Elle attend qu’une table se libère sur la terrasse et elle fume, debout, fixant les clients. Un couple de touristes se lève et Adèle se faufile à leur place. De l’autre côté de la rue, elle voit arriver Lauren qui lui fait un signe puis baisse les yeux, comme si elle ne se sentait pas autorisée à sourire ou à manifester sa joie.
Elles parlent du père d’Adèle, de l’heure de l’enterrement. Lauren lui dit : « Si tu m’avais prévenue plus tôt, j’aurais pu venir avec toi. » Elle demande des nouvelles de Richard, de Lucien, s’enquiert du petit village et de la maison. « Alors qu’est-ce qu’il y a à faire dans ce trou ? » rit-elle, hystérique.
Elles évoquent des souvenirs mais le cœur n’y est pas. Adèle a beau chercher, son esprit est vide. Elle ne trouve rien à raconter. Elle regarde sa montre. Dit qu’elle ne peut pas tarder, qu’elle doit prendre son train. Lauren lève les yeux au ciel.
« Quoi ? lui demande Adèle.
— Tu fais la plus grande erreur de ta vie. Pourquoi es-tu allée t’enterrer là-bas ? Tu es heureuse en femme au foyer dans ton manoir de province ? »
Adèle est exaspérée par l’insistance de Lauren, par cette façon qu’elle a de répéter que son mariage avec Richard est une erreur. Elle soupçonne bien que ce n’est pas par amitié mais guidée par d’autres sentiments que Lauren la conseille. « Tu n’es pas heureuse, reconnais-le ! Pas une femme comme toi ! Ce n’est pas comme si tu t’étais mariée par amour. »
Adèle la laisse s’épuiser. Elle commande un autre verre de vin et boit lentement. Elle fume et acquiesce en silence aux reproches de Lauren. Quand son amie est à courts d’arguments, Adèle l’attaque, froide et précise. Elle se surprend elle-même à imiter les intonations de Richard, à reprendre les mots exacts qu’il a coutume d’utiliser. Elle développe des idées claires, exprime des sentiments simples contre lesquels son amie ne peut rien. Elle parle du bonheur de posséder un bien, de l’importance pour Lucien d’avoir un contact avec la nature. Elle fait l’éloge des plaisirs modestes, des joies du quotidien. Elle dit même cette phrase, cette phrase bête et injuste : « Tu sais, tant qu’on n’a pas d’enfants, on ne peut pas comprendre. J’espère qu’un jour tu verras ce que ça fait. » La cruauté de ceux qui se savent aimés.
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Adèle est en retard mais elle marche lentement, de la gare de Boulogne-sur-Mer jusqu’à l’appartement de ses parents. Elle marche dans les rues grises, désertes et laides. Elle a raté la cérémonie au crématorium. Elle a mis du temps à rejoindre la gare du Nord et elle a raté son train.
Quand elle sonne à la porte de l’appartement, personne ne lui répond. Elle attend devant l’immeuble, assise sur la marche de l’entrée. Une voiture s’arrête et Simone en descend, escortée par deux hommes. Elle porte une robe noire moulante, un petit chapeau qu’elle a épinglé dans son chignon et une voilette. Elle a même mis d’affreux gants en satin, qui font des plis sur ses poignets ridés. Elle n’a pas peur du ridicule dans cet accoutrement. Elle joue à la veuve éplorée.
Ils entrent dans l’appartement. Un serveur dispose sur la table des petits-fours sur lesquels les invités se jettent. Simone pose sa main sur les mains qui se posent sur elle. Elle se répand en sanglots incontrôlables, hurle le nom de Kader. Elle gémit dans les bras de vieux types que le deuil et l’alcool ont rendus un peu lubriques.
Elle a fermé les volets et la chaleur est étouffante. Adèle étend sa veste sur le vieux fauteuil noir et remarque que les étagères ont été vidées. Les disques de son père ont disparu et on sent encore l’odeur sucrée du dépoussiérant avec lequel Simone a astiqué les planches. L’appartement tout entier paraît plus propre que d’habitude. Comme si sa mère avait passé la matinée à récurer les sols, à frotter les bords des cadres de photos.
Adèle ne parle à personne. Certains invités essaient d’attirer son attention. Ils parlent fort en espérant qu’elle se joigne à la conversation. Ils ont l’air de s’ennuyer à mourir, de s’être déjà tout dit et s’imaginent sans doute qu’elle pourra les distraire. Leurs visages ridés, le bruit que font leurs mâchoires usées lui inspirent une profonde répulsion. Elle a envie de se boucher les oreilles et de fermer les yeux, comme une enfant qui boude.
Le voisin du huitième la fixe. Il a l’œil visqueux. On pourrait presque croire qu’une larme pend à sa paupière. Lui, le voisin si obèse qu’Adèle avait eu du mal à trouver son sexe sous les plis de son ventre. Son sexe, transpirant sous la graisse, brûlant du frottement de ses cuisses énormes. Elle montait chez lui, l’après-midi après le lycée. Il avait un salon et deux chambres. Un grand balcon, sur lequel il avait installé une table et des chaises. Et une vue à couper le souffle. Il s’asseyait à la table de la cuisine, le pantalon sur les chevilles et elle, elle regardait la mer. « Tu vois, les côtes de l’Angleterre ? On pourrait presque les toucher. » L’horizon était plat. Évident.