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« Richard ne t’a pas accompagnée ? » demande Simone, qui entraîne sa fille dans la cuisine. Elle est soûle.

« Il ne pouvait pas laisser Lucien tout seul et quitter la clinique en plein milieu de la semaine. Il te l’a dit au téléphone.

— Je suis déçue, c’est tout. Je pensais qu’il se rendrait compte que son absence est très blessante. J’avais beaucoup de gens à lui présenter et c’était l’occasion. Mais puisque apparemment…

— Apparemment quoi ?

— Depuis que monsieur a sa clinique et sa grande maison, on dirait qu’on n’est plus assez bien pour lui. Cette année, il est venu une fois, et encore, il n’a pas desserré les dents. J’aurais dû m’en douter, va.

— Arrête, maman. Il travaille beaucoup. C’est tout. »

À côté de la collection d’allumettes de bars d’hôtels, Simone a installé l’urne funéraire en porcelaine blanc et rose. On dirait une grosse boîte à biscuits ou une vieille théière anglaise. En une nuit, son père est passé du fauteuil noir à l’étagère du salon.

« Je n’aurais jamais pensé que papa voudrait se faire incinérer. »

Simone hausse les épaules.

« Il avait beau ne pas être religieux, sa culture c’est quand même… Tu n’aurais pas dû faire ça. Tu aurais pu m’en parler. » Elle termine sa phrase dans un murmure inaudible.

« Mais tu es là pour quoi, au juste ? Me houspiller ? Prendre même après sa mort le parti de ton père ? Il n’y en a toujours eu que pour lui de toute façon. Pour ses rêves débiles, ses fantasmes. “La grande vie !” La vie n’était jamais assez grande pour lui. Je vais te dire une chose, moi. » Simone avale une gorgée de gin et fait claquer sa langue sur son incisive. « Les gens insatisfaits détruisent tout autour d’eux. »

Les plateaux en aluminium sont vides et les invités viennent prendre congé d’Adèle. « Il faut que votre mère se repose. » « C’était une belle cérémonie. » Ils lancent tous, en passant la porte, un regard oblique vers les cendres du père.

Simone s’est effondrée sur le canapé. Elle hoquette doucement, son maquillage étalé sur ses joues. Elle a enlevé ses chaussures et Adèle regarde sa peau ridée, couverte de taches brunes. Sa robe noire, fendue sur le côté, est fermée par une grosse épingle à nourrice. Elle pleure, murmurant une plainte incompréhensible. Elle semble terrifiée.

« Vous vous compreniez bien tous les deux. Toujours ligués contre moi. S’il n’avait pas été là, ça fait des années que tu ne serais pas revenue ici, n’est-ce pas ? La huitième merveille du monde ! Adèle par-ci. Adèle par-là. Ça l’arrangeait bien de croire que tu étais restée sa gentille petite fille. Il prenait ta défense. Trop lâche pour te punir, pour te regarder en face. Il disait : “Parle à ta fille, Simone”, et il détournait les yeux. Mais je ne suis pas dupe, moi. Richard, le pauvre, il ne voit rien. Il est comme ton père, aveugle et naïf. Les hommes ne savent pas qui nous sommes. Ils ne veulent pas savoir. Moi, je suis ta mère, je me souviens de tout. De la façon dont tu te trémoussais, tu n’avais même pas huit ans. Tu affolais les hommes. Les adultes parlaient de toi alors que tu aurais dû être invisible. Ils ne disaient pas du bien d’ailleurs. Tu étais ce genre d’enfant que les adultes n’aiment pas. Déjà, tu avais le vice en toi. Une sainte-nitouche, une hypocrite de première. Tu peux partir, tu sais. Je n’attends rien de toi. Et ce pauvre Richard qui est si gentil. Tu ne le mérites pas. »

Adèle pose sa main sur le poignet de Simone. Elle aimerait lui dire la vérité. Se confier à elle et compter sur sa bienveillance. Elle voudrait caresser son front sur lequel sont collées de fines boucles, comme des cheveux d’enfants. Petite, elle a été un poids pour sa mère, puis elle est devenue une adversaire sans que jamais il n’y ait de temps pour la tendresse, pour la douceur, pour les explications. Elle ne sait pas par quoi commencer. Elle a peur d’être maladroite et de faire éclater trente ans d’aigreur et d’amertume. Elle ne veut pas assister à une de ces crises d’hystérie qui ont ponctué son enfance, sa mère, le visage griffé, les cheveux hirsutes, hurlant des reproches à la terre entière. La gorge nouée, elle se tait.

Simone s’endort, la bouche ouverte, abrutie par les calmants. Adèle boit ce qu’il reste de la bouteille de gin. Elle termine un fond de vin blanc que sa mère a laissé près de la cuisinière. Elle ouvre les volets et regarde par la fenêtre, le parking désert, le petit jardin à l’herbe brûlée. Dans l’appartement sordide de son enfance, elle vacille et se cogne contre les murs. Elle a les mains qui tremblent. Elle voudrait dormir, tenir en sommeil la rage qui l’habite. Mais il fait encore jour. La soirée a à peine commencé et elle sort, la démarche titubante. Elle a laissé une enveloppe sur le buffet de l’entrée et la boîte orange contenant la broche.

Elle prend le bus jusqu’au centre-ville. Il fait beau et les rues sont animées. Des touristes se prennent en photo. Des jeunes boivent des bières, assis sur les pavés. Elle compte ses pas pour s’empêcher de tomber. Elle s’assoit sur une terrasse, au soleil. Sur les genoux de sa mère, un petit garçon souffle dans sa paille et fait des bulles dans son verre de Coca. Le serveur lui demande si elle attend quelqu’un. Elle fait non de la tête. Elle ne peut pas rester là. Elle libère la table et entre dans un bar.

Elle est déjà venue ici. Les tables sur la mezzanine, le comptoir poisseux, la petite scène dans le fond, tout cela lui semble familier. À moins que ce ne soit parce que le lieu est affreusement banal. Le bar est plein d’étudiants bruyants et ordinaires, heureux de fêter la réussite d’un examen et le début des vacances. Elle n’a rien à faire ici et elle sent bien que le barman la regarde d’un air soupçonneux, qu’il a remarqué ses mains qui tremblent, son regard éteint.

Elle boit son verre de bière. Elle a faim. Un garçon s’assoit à côté d’elle. Un jeune homme maigre, au visage doux. Il a les tempes rasées et de longs cheveux plaqués sur le haut du crâne. Il parle beaucoup mais elle entend à peine ce qu’il dit. Elle comprend qu’il est musicien. Qu’il travaille comme gardien dans un petit hôtel. Il parle de son enfant aussi. Un bébé de quelques mois qui vit avec sa mère dans une ville dont elle n’a pas retenu le nom. Elle sourit mais elle pense : mettez-moi là, nue, sur le comptoir. Tenez mes bras, empêchez-moi de bouger, plaquez mon visage contre le bar. Elle imagine que les hommes se succèdent, poussant leur verge à l’intérieur de son ventre, la tournant d’avant en arrière, jusqu’à déloger le chagrin, jusqu’à faire taire la peur tapie au fond d’elle. Elle aimerait n’avoir rien à dire, s’offrir comme ces filles qu’elle a vues à Paris, leurs yeux de chameaux collés aux vitrines des bars à hôtesses. Elle voudrait que la salle entière boive sur elle, qu’ils crachent sur elle, qu’ils atteignent jusqu’à ses entrailles et qu’ils les arrachent, jusqu’à n’être plus rien qu’un lambeau de chair morte.

Ils sortent du bar par la porte de service. Le garçon roule un joint et le lui tend. Elle est euphorique et désespérée. Elle commence des phrases qu’elle ne termine pas. Elle répète : « J’ai oublié ce que je voulais dire. » Il lui demande si elle a des enfants. Elle pense à sa veste, qu’elle a laissée sur le fauteuil du salon. Elle a froid. Il faudrait rentrer mais il est si tard, l’appartement lui semble si loin. Elle n’osera jamais marcher seule jusque là-bas. Il faudrait s’armer de courage, peser le pour et le contre, se montrer raisonnable.