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Quand Richard a tout découvert, elle s’était dit qu’elle finirait bien par revenir ici, dans cette ville, dans l’appartement de ses parents. Humiliée, sans recours et sans argent. Elle frissonnait à l’idée de retourner dormir au bout du couloir, d’entendre heure après heure la voix éraillée de sa mère lui asséner des reproches, lui demander des explications. Elle se voyait pendue au faux plafond de sa chambre, ses escarpins tenant à peine au bout de ses doigts de pieds, le regard plein de ce papier peint bleu et blanc qui encore aujourd’hui lui provoque des cauchemars. Les lèvres violettes, légère comme une plume, elle se balancerait au-dessus du petit lit, sa honte enfin étranglée.

« Quoi ? »

Ce garçon a un besoin désespéré de faire la conversation. Elle s’approche de lui, l’embrasse, colle ses seins contre son torse mais elle a du mal à tenir debout. Il la rattrape en riant. Elle ferme les yeux. Le joint lui a donné la nausée et le sol se met à tanguer.

« Je reviens. »

Elle traverse la salle en prenant de grandes inspirations. Dans les toilettes, un groupe d’adolescentes, engoncées dans des minijupes en nylon, ajustent leur maquillage. Elles gloussent. Adèle s’allonge et soulève les jambes. Elle voudrait avoir la force de rejoindre la gare, de monter dans un train ou de se jeter dessous. Elle veut, plus que tout au monde, retrouver les collines, la maison aux colombages noirs, la solitude immense, Lucien et Richard. Elle pleure, la joue collée au carrelage qui sent l’urine. Elle pleure d’en être incapable.

Elle se lève. Plonge sa tête sous le robinet d’eau froide. Dans la glace, elle a le visage d’une noyée. Le teint livide, les yeux exorbités, les lèvres exsangues. Elle retourne dans la salle où personne ne la remarque. Elle a l’impression de flotter dans un épais brouillard. Un groupe d’adolescents un peu ivres se tient par les épaules et saute en hurlant les paroles d’une chanson.

Le garçon lui tape sur l’épaule. Elle sursaute.

« Tu étais où ? Ça va ? Tu es toute pâle. » Il pose doucement sa main sur sa joue glacée.

Adèle sourit. Un sourire sage et attendri. Elle aime cette chanson. You give your hand to me. Elle tombe dans ses bras, s’abandonnant au rythme de la musique. Il serre ses côtes saillantes entre ses doigts. Il la tient fort contre lui et passe ses mains sur ses bras nus pour la réchauffer. Elle pose sa joue sur son épaule, les yeux fermés. Leurs pieds bougent lentement, ils se balancent de droite à gauche. Il lui prend la main et elle ouvre les yeux quand il la fait tourner et doucement revenir vers lui. Elle lui sourit et elle fredonne, les lèvres collées à son cou.

« Well, you don’t know me. »

La chanson se termine. La foule pousse un cri quand commence un air entraînant. Ils envahissent la piste et les séparent. Les mains croisées derrière sa nuque, Adèle danse, les paupières closes. Elle descend les mains, caresse ses seins, les fait se rejoindre sur l’aine. Elle lève les bras, envahie par la cadence de plus en plus rapide de la musique. Elle bouge les hanches, les épaules, elle remue la tête d’un côté puis de l’autre. Une vague de calme l’envahit. Elle a le sentiment de se soustraire au monde, de vivre un instant de grâce. Elle retrouve le plaisir qu’elle avait, adolescente, à danser pendant des heures, parfois seule sur la piste. Innocente et belle. Elle ne ressentait alors aucun embarras. Elle ne mesurait pas le danger. Elle était tout entière à ce qu’elle faisait, offerte à un avenir qu’elle imaginait superbe, plus haut, plus grand, plus exaltant. À présent, Richard et Lucien ne sont plus que des souvenirs flous, des souvenirs impossibles qu’elle voit lentement se dissoudre puis disparaître.

Elle tourne sur elle-même, indifférente au vertige. Les yeux mi-clos, elle perçoit dans la salle sombre de petits éclats de lumière qui l’aident à tenir en équilibre. Elle voudrait plonger au fond de cette solitude mais ils l’en arrachent, ils la tirent vers eux, ils ne le permettent pas. Quelqu’un l’attrape par-derrière et elle frotte ses fesses contre son sexe. Elle n’entend pas les rires gras. Elle ne voit pas le regard que se lancent les hommes qui se la passent, de l’un à l’autre, qui la serrent contre eux, qui se moquent un peu d’elle. Elle rit elle aussi.

Quand elle ouvre les yeux, le gentil garçon a disparu.

Il a attendu sur le quai. Elle n’était pas dans le train de quinze heures vingt-cinq. Ni dans celui de dix-sept heures douze. Il a appelé sur son portable. Elle n’a pas répondu. Il a bu trois cafés, il a acheté un journal. Il a souri à deux patients qui prenaient un train et qui lui ont demandé qui il attendait. À dix-neuf heures, Richard quitte la gare. Il est en apnée, affolé par l’absence d’Adèle, rien ne parvient à le détourner de son angoisse.

Il retourne à la clinique mais la salle d’attente est vide. Aucune urgence pour lui occuper l’esprit. Il consulte quelques dossiers mais il est trop nerveux pour travailler. Il n’imagine pas de passer cette nuit sans elle. Il ne peut pas croire qu’elle ne reviendra pas. Il appelle la voisine. Il ment, dit qu’il a une urgence et qu’elle doit rester plus tard pour garder Lucien.

Il marche vers le restaurant où l’attendent des amis. Robert, le dentiste, Bertrand, le chargé d’affaires. Et Denis, dont personne ne sait exactement ce qu’il fait dans la vie. Jusqu’ici, Richard a toujours fui les bandes. Il n’a jamais eu d’instinct grégaire. En faculté de médecine, déjà, il se tenait un peu à l’écart des autres étudiants. Il ne goûtait pas à l’humour salace des salles de garde. Il n’aimait pas entendre ses collègues se vanter d’avoir couché avec une infirmière. Il fuyait chez les hommes cette complicité facile et vaine, qui tourne toujours autour de la conquête des femmes.

Il fait très chaud et ses amis l’attendent sur la terrasse. Ils ont déjà bu quelques bouteilles de rosé et Richard commande un whisky pour les rattraper. Il est nerveux, impatient, soupe au lait. Il a envie de chercher des noises à quelqu’un, de se mettre en colère. Mais ses copains n’offrent aucune prise. Ils sont lourds, banals, inutiles. Robert parle des charges de son cabinet et le prend à témoin. « N’est-ce pas qu’on nous étrangle ? Hein, Richard ? » Bertrand, d’une voix calme et condescendante, déroule son laïus sur la nécessaire solidarité sans laquelle notre modèle social irait à vau-l’eau. Et Denis, qui est gentil, oui, Denis répète : « Mais en fait vous dites la même chose. Vous avez tous les deux raison. »

À la fin du repas, Richard a la mâchoire qui tremble. Il a l’alcool triste et sensuel. Une envie de pleurer et de couper court aux conversations. Son portable est posé devant lui et il sursaute dès que l’écran s’allume. Elle n’appelle pas. Il quitte la table avant les digestifs. Robert fait une remarque sur la beauté d’Adèle, sur l’impatience de Richard à rentrer chez lui. Richard sourit, cligne d’un œil complice et sort du restaurant. Il lui aurait bien mis son poing dans la gueule à ce balourd aux lèvres grasses. Comme s’il y avait une gloire à rentrer chez soi pour monter sa femme.

Il roule vite sur la chaussée glissante. La nuit est chaude et l’orage fait, au loin, hennir des chevaux. Il se gare. Assis dans la voiture, il regarde la maison. Les huisseries rongées sur la façade. Le banc en bois et la table du petit déjeuner. Les collines, qui creusent le nid où la maison est cachée. Cette maison, il l’a choisie pour elle. Adèle n’a à s’inquiéter de rien. Il a fait réparer le volet qui claquait, il a planté une allée de tilleuls sur la petite terrasse.