Comme lorsqu’il était enfant, il fait des paris avec lui-même. Il promet. Il jure que si elle revient, tout sera différent. Il ne la laissera plus seule. Il brisera le silence qui règne dans la maison. Il l’attirera vers lui, il lui racontera tout et puis il l’écoutera. Il ne gardera ni rancune ni regrets. Il fera comme s’il n’avait pas vu. Il dira, en souriant : « Tu as raté ton train ? » puis il parlera d’autre chose et ce sera oublié.
À présent, il se méfie des illusions mais il en est sûr, jamais Adèle n’a été aussi belle. Depuis qu’ils ont quitté Paris, elle a sur le visage cet air sidéré, cet air de ne pas en revenir qui mouille son regard. Elle n’a plus de cernes. Ses yeux se sont agrandis. Ses paupières sont aussi larges que des pistes de danse. Elle dort, la nuit, d’un sommeil apaisé. D’un sommeil sans histoires et sans secrets. Elle dit qu’elle rêve de champ de maïs, de quartier pavillonnaire, de square pour enfants. Il n’ose pas lui demander : « Est-ce que tu rêves encore de la mer ? »
Il ne la touche jamais mais il connaît son corps par cœur. Chaque jour, il la scrute. Ses genoux, ses coudes, ses chevilles. Adèle n’a plus de bleus. Il a beau chercher, sa peau est lisse, aussi pâle que les murs du village. Elle n’a rien à raconter. Adèle ne se cogne plus aux rambardes des lits. Son dos ne se brûle plus aux moquettes bon marché. Elle ne dissimule pas de bosses sous ses mèches de cheveux. Adèle a grossi. Sous ses robes d’été, il devine que ses fesses ont gagné en rondeur, que son ventre est plus lourd, sa peau moins ferme, plus saisissable.
Richard a envie d’elle. Tout le temps. Un désir violent, égoïste. Souvent, il voudrait faire un geste, tendre la main vers elle mais il reste là, stupide, immobile. Il pose sa main sur son sexe, comme on met sa paume sur la bouche d’un enfant qui s’apprête à hurler.
Il aimerait, pourtant, sangloter sur ses seins. S’accrocher à sa peau. Poser la tête sur ses genoux et la laisser le consoler de son grand amour trahi. Il la désire, mais il entend. Les allées et venues des hommes qui ont marché sur elle. Ça le révulse, ça l’obsède. Ce va-et-vient qui ne veut pas cesser, qui ne l’emmène nulle part, ces peaux qui claquent, ces cuisses flasques, ces regards révulsés. Ce va-et-vient, régulier comme des coups, comme une quête impossible, comme la volonté d’arracher un cri, un sanglot qui dort au fond d’elle et qui fait trembler tous les paysages. Ce va-et-vient qui ne se réduit jamais entièrement à lui-même, qui est toujours la promesse d’une autre vie, promesse de beauté, de tendresse possible.
Il sort de la voiture et marche vers la maison. Ivre, un peu nauséeux, il s’assoit sur le banc. Il cherche un paquet de cigarettes dans ses poches. Il n’en a pas. Il fume toujours les siennes. Elle ne peut pas partir. Elle ne peut pas les abandonner. On ne trahit pas celui qui vous a pardonné. Il renifle en pensant qu’il va rentrer seul dans cette maison, qu’il va devoir répondre à Lucien qui demandera : « Elle est où, maman ? Quand est-ce qu’elle revient ? »
Il ira la chercher, où qu’elle se cache. Il la ramènera. Il ne la quittera plus des yeux. Ils auront un autre enfant, une petite fille, qui héritera du regard de sa mère et de son cœur solide à lui. Une petite fille qui l’occupera, qu’elle aimera d’amour fou. Peut-être même qu’un jour elle saura se contenter de préoccupations banales et il sera heureux, heureux à en mourir, quand elle voudra refaire la décoration du salon, quand elle passera des heures à choisir un nouveau papier peint pour la chambre de la petite. Quand elle parlera trop, quand elle fera des caprices.
Adèle vieillira. Ses cheveux vont blanchir. Ses cils vont tomber. Plus personne ne la verra. Lui, il tiendra son poignet. Il lui enfoncera le visage dans le quotidien. Il la traînera, dans la poussière de ses pas, ne la lâchera jamais, quand elle aura peur du vide et envie de tomber. Et un jour, sur sa peau de parchemin, sur sa joue fendillée, il posera un baiser. Il la mettra nue. Il n’entendra plus dans le sexe de sa femme d’autres échos que celui du sang qui pulse.
Et elle s’abandonnera. Elle posera sa tête vibrante sur son épaule et il sentira tout le poids d’un corps qui a jeté l’ancre. Elle sèmera sur lui des fleurs de cimetières, en gerbe, et plus près de la mort elle gagnera en tendresse. Adèle se reposera demain. Et elle fera l’amour, les os vermoulus, la cambrure rouillée. Elle fera l’amour comme une pauvre vieille, qui y croit encore et qui ferme les yeux et qui ne dit plus rien.
Ça n’en finit pas, Adèle. Non, ça n’en finit pas. L’amour, ça n’est que de la patience. Une patience dévote, forcenée, tyrannique. Une patience déraisonnablement optimiste.
Nous n’avons pas fini.