Une femme blonde mal coiffée, vêtue d’un short malgré la saison, prend la main de Lucien et le ramène à sa mère. Son jean est relevé sur ses genoux potelés, il est souriant et confus. Adèle est encore assise quand la dame lui dit avec un fort accent anglais :
« Je crois que ce petit bout a envie de se baigner.
— Merci », répond Adèle, humiliée et nerveuse. Elle voudrait s’étendre sur le sable, relever son manteau sur son visage et abandonner la partie. Elle n’a même pas la force de crier sur l’enfant qui grelotte et la regarde en souriant.
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Lucien est un poids, une contrainte dont elle a du mal à s’accommoder. Adèle n’arrive pas à savoir où se niche l’amour pour son fils au milieu de ses sentiments confus : panique de devoir le confier, agacement de l’habiller, épuisement de monter une pente avec sa poussette rétive. L’amour est là, elle n’en doute pas. Un amour mal dégrossi, victime du quotidien. Un amour qui n’a pas de temps pour lui-même.
Adèle a fait un enfant pour la même raison qu’elle s’est mariée. Pour appartenir au monde et se protéger de toute différence avec les autres. En devenant épouse et mère, elle s’est nimbée d’une aura de respectabilité que personne ne peut lui enlever. Elle s’est construit un refuge pour les soirs d’angoisse et un repli confortable pour les jours de débauche.
Elle a aimé être enceinte.
À part les insomnies et les jambes lourdes, un petit mal de dos et les gencives qui saignaient, Adèle a eu une grossesse parfaite. Elle a arrêté de fumer, n’a pas bu plus d’un verre de vin par mois et cette vie saine la comblait. Pour la première fois de sa vie, elle avait l’impression d’être heureuse. Son ventre pointu lui donnait une cambrure gracieuse. Sa peau était éclatante et elle avait même laissé pousser ses cheveux qu’elle coiffait en les ramenant sur le côté.
Elle en était à sa trente-septième semaine de grossesse et la position couchée était devenue très inconfortable. Cette nuit-là, elle a dit à Richard de sortir sans elle. « Je ne bois pas d’alcool, il fait chaud. Je ne vois vraiment pas ce que je ferais à cette fête. Va t’amuser et ne t’inquiète pas pour moi. »
Elle s’est couchée. Les volets étaient restés ouverts et elle pouvait voir la foule marcher dans les rues. Elle a fini par se lever, fatiguée de chercher le sommeil. Dans la salle de bains, elle s’est aspergé le visage d’eau glacée et s’est longuement observée. Elle baissait les yeux vers son ventre, revenait vers son visage. « Redeviendrai-je un jour celle que j’étais avant ? » Elle avait la sensation aiguë de sa propre métamorphose. Elle n’aurait pas pu dire si cela la réjouissait ou si elle en concevait de la nostalgie. Mais elle savait que quelque chose mourait en elle.
Elle s’était dit qu’un enfant la guérirait. Elle s’était convaincue que la maternité était la seule issue à son mal-être, la seule solution pour briser net cette fuite en avant. Elle s’y était jetée comme un patient finit par accepter un traitement indispensable. Elle avait fait cet enfant ou, plutôt, cet enfant lui avait été fait sans qu’elle y oppose de résistance, dans l’espoir fou que cela lui serait bénéfique.
Elle n’a pas eu besoin de faire de test de grossesse. Elle a tout de suite su mais n’en a rien dit à personne. Elle était jalouse de son secret. Son ventre grossissait et elle continuait de nier mollement l’arrivée d’un enfant. Elle craignait que son entourage ne gâche tout par la banalité de leurs réactions, la vulgarité de leurs gestes, mains tendues vers le bas de son ventre pour en soupeser la rondeur. Elle se sentait seule, surtout auprès des hommes, mais cette solitude ne lui pesait pas.
Lucien est né. Elle s’est vite remise à fumer. A recommencé à boire presque instantanément. L’enfant contrariait sa paresse et pour la première fois de sa vie, elle se voyait contrainte de s’occuper de quelqu’un d’autre que d’elle-même. Elle aimait cet enfant. Elle vouait au nourrisson un amour physique intense et malgré tout insuffisant. Les journées à la maison lui semblaient interminables. Parfois, elle le laissait pleurer dans sa chambre et se couvrait la tête d’un oreiller en cherchant le sommeil. Elle sanglotait devant la chaise haute maculée d’aliments, face à un enfant triste qui ne voulait pas manger.
Elle aime le serrer contre elle, nu, avant de le déposer dans son bain. Elle adore le bercer et le regarder sombrer dans le sommeil, ivre de sa tendresse. Depuis qu’il a abandonné son lit à barreaux pour un lit d’enfant, elle s’est mise à dormir avec lui. Elle quitte sans bruit la chambre conjugale et se glisse dans le lit de son fils qui l’accueille en grognant. Elle place son nez dans ses cheveux, dans son cou, dans la paume de sa main et respire son odeur rance. Elle voudrait tant que cela la comble.
La grossesse l’a abîmée. Elle a l’impression d’en être sortie laide, molle, vieillie. Elle a coupé ses cheveux court et il lui semble que les rides, désormais, lui rongent le visage. À trente-cinq ans, Adèle n’a pourtant pas cessé d’être une belle femme. L’âge l’a même rendue plus forte, plus intrigante, plus magistrale. Ses traits se sont durcis mais son regard délavé a gagné en puissance. Elle est moins hystérique, moins survoltée. Des années de tabac ont tempéré la voix aiguë dont son père se moquait. Sa pâleur est devenue intense et on pourrait presque dessiner, comme sur un calque, les méandres de ses veines sur ses joues.
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Ils sortent de la chambre. Richard tire Adèle par le bras. Ils restent quelques minutes figés derrière la porte et écoutent les hurlements de Lucien qui les supplie de revenir. Le cœur lourd, ils marchent vers le restaurant où Richard a réservé une table. Adèle a voulu se faire belle puis elle a renoncé. En rentrant de la plage, elle avait froid. Elle n’a pas eu le courage d’ôter ses vêtements, de mettre la robe et la paire de talons qu’elle a apportées. Après tout, ils ne sont que tous les deux.
Dans la rue, ils marchent vite, l’un à côté de l’autre. Ils ne se touchent pas. S’embrassent peu. Leurs corps n’ont rien à se dire. Ils n’ont jamais eu l’un pour l’autre d’attirance ni même de tendresse, et d’une certaine façon cette absence de complicité charnelle les rassure. Comme si cela prouvait que leur union était au-dessus des contingences du corps. Comme s’ils avaient déjà fait le deuil de quelque chose dont les autres couples ne se déferont qu’à contrecœur, dans les cris et les larmes.
Adèle ne se souvient pas de la dernière fois qu’elle a fait l’amour avec son mari. C’était en été sans doute. Un après-midi. Ils ont pris l’habitude de ces temps morts, de ces nuits qui se suivent à se souhaiter de beaux rêves en se tournant le dos. Mais toujours, la gêne, une aigreur finissent par flotter au-dessus d’eux. Adèle ressent alors l’obligation étrange de briser le cycle, de reprendre corps avec lui pour pouvoir de nouveau s’en passer. Elle y pense pendant des jours comme à un sacrifice auquel il faut consentir.