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Adèle s’ennuyait. Elle passait de pièce en pièce, quittant une personne au milieu d’une phrase, incapable d’être attentive à quoi que ce soit. Elle s’est mise à rire avec un homme en costume élégant et elle lui a demandé, les yeux brillants, de lui servir un verre. Il a hésité. Il regardait autour de lui avec nervosité. Elle n’a compris son embarras que quand sa femme est arrivée, furieuse, vulgaire. Elle a attaqué Adèle : « Ça va ? Tu te calmes, d’accord ? Il est marié. » Adèle a éclaté d’un rire moqueur et lui a répliqué : « Mais je suis mariée moi aussi. Vous n’avez aucune raison de vous inquiéter. » Elle s’est éloignée, tremblante, glacée. Elle tentait de masquer par un sourire le trouble dans lequel cette femme revêche l’avait plongée.

Elle s’est réfugiée sur le balcon où Matthieu fumait une cigarette. Matthieu, le grand amour de Lauren, son amant qui la berce d’illusions depuis dix ans et dont elle pense encore qu’il finira par l’épouser et lui faire des enfants. Adèle lui a raconté l’incident avec la femme jalouse et il a dit qu’il comprenait qu’on puisse se méfier d’elle. Ils ne se sont plus quittés des yeux. À deux heures du matin, il l’a aidée à enfiler son manteau. Il lui a proposé de la raccompagner en voiture et Lauren a dit, un peu déçue : « C’est vrai que vous êtes voisins. »

Au bout de quelques mètres, Matthieu s’est garé dans une rue adjacente au boulevard Montparnasse et il l’a déshabillée. « J’en ai toujours eu envie. » Il a saisi les hanches d’Adèle et il a posé sa bouche sur son sexe.

Le lendemain Lauren l’a appelée. Elle a demandé si Matthieu avait parlé d’elle, s’il lui avait dit pourquoi il n’avait pas voulu passer la nuit chez elle. Adèle a répondu : « Il n’a parlé que de toi. Tu sais bien que tu l’obsèdes. »

Un déluge de doudounes jaillit de la station de métro Saint-Sébastien-Froissart. Des bonnets gris, des têtes baissées, des paquets qui se balancent dans les mains de femmes qui ont l’âge d’être grand-mères. Dans les arbres, des boules de tailles et de couleurs modestes ont l’air de crever de froid. Lauren agite le bras. Elle porte un long manteau blanc en cachemire, doux et chaud. « Viens, j’ai beaucoup de monde à te présenter », dit-elle en entraînant Adèle par la main.

La galerie comprend deux salles contiguës, assez petites et entre lesquelles on a disposé un buffet de dernière minute, composé de gobelets en plastique, de chips et de cacahuètes dans des assiettes en carton. L’exposition est consacrée à l’Afrique. Adèle s’arrête à peine sur les photos de trains bondés, de villes étouffées de poussière, d’enfants rieurs et de vieux pleins de dignité. Elle aime les photos de Lauren, prises dans les maquis d’Abidjan et de Libreville. On y voit des couples enlacés et transpirants, ivres de danse et de bières de bananes. Des hommes en chemises à manches courtes, kaki ou jaune pâle, tiennent par la main des filles voluptueuses, aux cheveux longs et nattés.

Lauren est occupée. Adèle boit deux coupes de champagne. Elle est agitée. Elle a l’impression que tout le monde voit qu’elle est seule. Elle sort son portable de sa poche, fait semblant d’envoyer un message. Quand Lauren l’appelle, elle remue la tête et montre la cigarette qu’elle tient entre ses doigts gantés. Elle n’a pas envie de répondre aux gens qui lui demandent ce qu’elle fait dans la vie. Elle s’ennuie d’avance en pensant à ces artistes sans le sou, à ces journalistes déguisés en pauvres, à ces blogueurs qui ont des avis sur tout. Faire la conversation lui paraît insoutenable. Être juste là, effleurer la nuit, se perdre en banalités. Rentrer chez soi.

Dehors, un vent glacial, mouillé, lui brûle le visage. C’est peut-être pour ça qu’ils ne sont que deux à fumer leur cigarette sur le trottoir. Le fumeur est petit mais a des épaules rassurantes. Ses yeux gris et étroits se posent sur Adèle. Elle le fixe avec assurance, sans baisser les yeux. Adèle avale un fond de champagne qui lui assèche la langue. Ils boivent et ils parlent. Des banalités, des sourires entendus, des insinuations faciles. La plus belle des conversations. Il lui fait des compliments, elle rit doucement. Il lui demande son nom, elle refuse de le dire et cette parade amoureuse, douce et banale, lui donne envie de vivre.

Tout ce qu’ils disent ne sert qu’à une seule chose : en arriver là. Là, dans cette petite ruelle où Adèle est collée à une poubelle verte. Il a déchiré son collant. Elle pousse de petits gémissements, jette sa tête en arrière. Il introduit ses doigts en elle, pose son pouce sur son clitoris. Elle ferme les yeux pour ne pas croiser le regard des passants. Elle attrape le poing de l’homme, fin et doux et elle l’enfonce en elle. Il se met à gémir lui aussi, s’abandonnant au désir inespéré d’une femme inconnue, un jeudi soir de décembre. Exalté, il en veut plus. Il lui mord le cou, la ramène vers lui, il pose la main sur la ceinture de son pantalon et commence à dégrafer sa braguette. Il est décoiffé, ses yeux se sont élargis à présent, il a un regard d’affamé comme sur les photos de la galerie.

Elle recule, lisse sa jupe. Il passe une main dans ses cheveux et reprend ses esprits. Il lui dit qu’il n’habite pas loin, vraiment, « près de la rue de Rivoli ». Elle ne peut pas. « C’était déjà bien. »

Adèle retourne vers la galerie. Elle a peur que Lauren ne soit partie, peur de devoir rentrer seule. Elle aperçoit le manteau blanc.

« Ah, tu es là.

— Lauren, raccompagne-moi chez moi. Tu sais que j’ai peur. Toi, tu marches seule la nuit. Tu n’as peur de rien.

— Allez, avance. Donne-moi ta cigarette. »

Elles marchent, collées l’une à l’autre, sur le boulevard Beaumarchais.

« Pourquoi tu ne l’as pas suivi ? demande Lauren.

— Il faut que je rentre chez moi. Richard m’attend, je lui ai dit que je ne tarderais pas. Non, je ne veux pas aller par là, dit-elle brusquement, alors qu’elles arrivent sur la place de la République. Il y a des rats dans les buissons. Des rats gros comme des petits chiens, je t’assure. »

Elles remontent les Grands Boulevards. La nuit devient plus noire et Adèle perd en assurance. L’alcool la rend paranoïaque. Tous les hommes les regardent. Devant les vendeurs de kebab, trois types leur lancent un « Salut les filles ! » qui la fait sursauter. Des bandes sortent de boîtes de nuit et du pub irlandais, titubants, rigolards et un peu agressifs. Adèle a peur. Elle voudrait être au lit avec Richard. Les portes et les fenêtres fermées. Lui ne permettrait pas ça. Il ne laisserait personne lui faire du mal, il saurait la défendre. Elle accélère le pas, tire Lauren par le bras. Le plus vite possible, être à la maison, au chevet de Richard, sous son regard tranquille. Demain, elle préparera à dîner. Elle rangera la maison, elle achètera des fleurs. Elle boira du vin avec lui, elle lui racontera sa journée. Elle fera des projets pour le week-end. Elle sera conciliante, douce, servile. Elle dira oui à tout.

« Pourquoi as-tu épousé Richard ? lui demande Lauren, comme si elle devinait ses pensées. Tu étais amoureuse de lui, tu y croyais ? Je n’arrive pas à comprendre comment une femme comme toi a pu se mettre dans cette situation. Tu aurais pu garder ta liberté, vivre ta vie comme tu l’entends, sans tous ces mensonges. Ça me paraît… aberrant. »

Adèle regarde Lauren avec étonnement. Elle est incapable de saisir ce que son amie lui dit.