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« Je l’ai épousé parce qu’il me l’a demandé. C’est le premier et le seul à ce jour. Il avait des choses à m’offrir. Et puis, ma mère était si contente. Un médecin, tu te rends compte ?

— Tu es sérieuse ?

— Je ne vois pas pourquoi je devrais rester seule.

— Indépendante, ce n’est pas seule.

— Comme toi, c’est ça ?

— Adèle, je ne t’ai pas vue depuis des semaines et tu as dû passer à peine cinq minutes avec moi ce soir. Je ne suis qu’un alibi. Tu fais n’importe quoi.

— Je n’ai pas besoin d’alibi… Si tu ne veux pas me rendre service, je trouverai une solution.

— Tu ne peux pas continuer comme ça. Tu vas te faire prendre. Et j’en ai assez de devoir regarder ce pauvre Richard dans les yeux pour lui débiter des mensonges.

— Un taxi ! » Adèle se précipite sur la chaussée et arrête la voiture. « Merci d’avoir marché avec moi. Je t’appelle. »

Adèle entre dans le hall de son immeuble. Elle s’assoit sur les escaliers, sort de son sac une paire de collants neufs et les enfile. Elle s’essuie le visage, le cou, les mains avec des lingettes pour enfant. Elle se coiffe. Elle monte.

Le salon est plongé dans le noir. Elle sait gré à Richard de ne pas l’avoir attendue. Elle enlève son manteau et ouvre la porte de la chambre. « Adèle ? C’est toi ? — Oui, rendors-toi. » Richard se tourne. Il tend la main dans le vide, essaie de la toucher. « J’arrive. »

Il n’a pas fermé les volets et alors qu’elle se glisse dans le lit, Adèle peut voir les traits apaisés de son mari. Il lui fait confiance. C’est aussi simple et aussi brutal que cela. S’il se réveillait, verrait-il sur elle les traces que cette nuit a laissées ? S’il ouvrait les yeux, s’il se rapprochait d’elle, sentirait-il une odeur suspecte, lui trouverait-il un air coupable ? Adèle lui en veut de sa naïveté, qui la persécute, qui alourdit sa faute et la rend plus méprisable encore. Elle voudrait griffer ce visage lisse et tendre, éventrer ce sommier rassurant.

Elle l’aime pourtant. Elle n’a que lui au monde.

Elle se convainc que c’était sa dernière chance. Qu’on ne l’y reprendra plus. Qu’elle dormira désormais dans ce lit la conscience tranquille. Il pourra bien la regarder, il n’y aura rien à voir.

Adèle a bien dormi. La couette ramenée sur le menton, elle raconte à Richard qu’elle a rêvé de la mer. Pas la mer de son enfance, verdâtre et vieille, mais la mer, la vraie, celle des lagons, des calanques et des pins parasols. Elle était couchée sur une surface dure et brûlante. Un rocher peut-être. Elle était seule et avec précaution, avec pudeur, elle enlevait son soutien-gorge. Les yeux mi-clos, elle se tournait vers le large et des milliers d’étoiles, reflets du soleil sur l’eau, l’empêchaient d’écarter les paupières. « Et dans ce rêve, je me disais : souviens-toi de ce jour. Souviens-toi comme tu as été heureuse. »

Elle entend le pas de son fils sur le parquet. La porte de la chambre s’ouvre lentement et apparaît le visage rond et gonflé de Lucien. « Maman », gémit-il en se grattant les yeux. Il monte dans le lit et lui, d’habitude si rétif aux caresses, si brutal, pose sa tête sur l’épaule d’Adèle. « Tu as bien dormi, mon amour ? » demande-t-elle doucement, avec une infinie précaution, comme si elle craignait que la moindre maladresse ne vienne briser ce moment de grâce. « Oui, j’ai bien dormi. »

Elle se lève, l’enfant dans les bras, et se dirige vers la cuisine. Elle est exaltée, comme le sont les imposteurs qu’on n’a pas encore démasqués. Pleine de la gratitude d’être aimée, et tétanisée à l’idée de tout perdre. Rien, à présent, ne lui semble plus précieux que le bruit rassurant du rasoir électrique au fond du couloir. Rien ne lui semble valoir la peine de mettre en danger les matins dans les bras de son fils, cette tendresse, ce besoin qu’il a d’elle et que personne d’autre n’aura. Elle prépare des crêpes. Change rapidement la nappe qu’elle a laissée sur la table depuis une semaine, malgré la tache jaune au centre. Elle prépare du café pour Richard et s’assoit à côté de Lucien. Elle le regarde croquer dans la crêpe, sucer ses doigts pleins de confiture.

En attendant que son mari sorte de la salle de bains, elle déplie une feuille en papier et commence une liste. Des choses à faire, à rattraper surtout. Elle a les idées claires. Elle va nettoyer le quotidien, se débarrasser, une à une, de ses angoisses. Elle va remplir son devoir.

Quand elle arrive au journal, l’open space est presque vide. Il n’y a que Clémence, qui de toute façon a l’air d’habiter ici. D’ailleurs elle porte toujours les mêmes vêtements. Adèle se sert un café et range son bureau. Elle jette les paquets d’articles qu’elle a imprimés, les invitations à des événements qui ont déjà eu lieu. Elle classe dans de petits dossiers vert et bleu les documents qui lui paraissent intéressants mais qu’à coup sûr elle ne consultera plus jamais. L’esprit clair, la conscience apaisée, elle se met au travail. Elle compte « un, deux, trois », pour vaincre sa répugnance à appeler les gens et commence à téléphoner. « Rappelez plus tard. » « Ah non, pour ce genre de demande il faut envoyer un mail. » « Quoi ? Quel journal ? Non, je n’ai rien à dire. » Elle se cogne aux obstacles, les affronte bravement. Elle retourne au combat chaque fois, repose les questions auxquelles on refuse de lui répondre. Elle insiste. Quand elle n’arrive plus à écrire, elle marche dans le long couloir qui mène vers une petite cour intérieure. Elle sort fumer une cigarette, ses notes à la main, et répète à haute voix son accroche et sa chute.

À seize heures, son article est terminé. Elle a trop fumé. Elle n’est pas satisfaite. Dans la rédaction, tout le monde s’anime. Cyril est exalté. « Un truc pareil, ça n’est jamais arrivé en Tunisie. Je te le dis, ça va dégénérer. Cette histoire va finir dans le sang. » Elle s’apprête à envoyer son papier au rédacteur en chef quand son téléphone se met à vibrer. Le téléphone blanc. Elle le cherche au fond de son sac. L’ouvre.

« Adèle, je n’arrête pas de penser à toi, à cette nuit magique. Il faut qu’on se revoie. Je serai à Paris la semaine prochaine, on pourrait prendre un verre ou dîner, comme tu voudras. Ça ne peut pas s’arrêter là. Nicolas. »

Elle efface immédiatement le message. Elle est furieuse. Elle a rencontré ce type pendant un colloque à Madrid, il y a un mois. Personne n’avait envie de travailler. Les journalistes ne pensaient qu’à profiter de l’alcool gratuit et de leurs chambres de luxe payées par un think-tank aux financements opaques. Elle a suivi Nicolas dans sa chambre, vers trois heures du matin. Il avait un nez busqué et de très beaux cheveux. Ils ont fait l’amour, bêtement. Il n’arrêtait pas de la pincer, de la mordre. Elle ne lui a pas demandé de mettre de préservatif. Elle était soûle, c’est vrai, mais elle l’a laissé la sodomiser sans préservatif.

Le lendemain matin, dans le hall de l’hôtel, elle s’est montrée glaciale. Elle n’a pas dit un mot dans la voiture qui les menait à l’aéroport. Il semblait surpris, déboussolé. Il n’a pas eu l’air de comprendre qu’il la dégoûtait.

Elle lui a donné son numéro. Sans savoir pourquoi, elle lui a donné le numéro du téléphone blanc qu’elle réserve d’habitude à ceux qu’elle veut revoir. Tout à coup, elle se souvient qu’elle lui a dit où elle habitait. Ils ont parlé de son quartier et il a précisé : « J’adore le 18e. »

Adèle n’a pas envie d’aller à ce dîner. Elle a eu du mal à choisir sa tenue, ce qui augure d’une mauvaise soirée. Ses cheveux sont ternes, sa peau est plus pâle que jamais. Elle reste enfermée dans la salle de bains et répond mollement quand Richard la presse. Derrière la porte, elle l’entend discuter avec la baby-sitter. Lucien dort déjà.