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Adèle a fini par s’habiller en noir. C’est une couleur qu’elle ne portait jamais quand elle était plus jeune. Sa garde-robe était fantasque, elle allait du rouge à l’orange vif, des jupes jaune citron aux escarpins bleu électrique. Depuis qu’elle fane et que son éclat lui semble disparu, elle préfère des teintes sombres. Elle ajoute de gros bijoux sur ses pulls gris et ses cols roulés noirs.

Ce soir, elle choisit un pantalon d’homme et un pull échancré dans le dos. Elle souligne ses yeux verts, couleur d’étang japonais, d’un trait de crayon turquoise. Elle a mis du rouge à lèvres puis l’a effacé. Elle garde autour de la bouche une trace rougeâtre comme si on venait de l’embrasser goulûment. À travers la porte, elle entend la voix de Richard qui demande gentiment : « Tu es bientôt prête ? » Elle sait qu’il sourit à la baby-sitter l’air de dire « ah, ce que les femmes sont coquettes ». Adèle est prête mais elle veut qu’il l’attende. Elle étend une serviette sur le sol de la salle de bains et se couche. Elle ferme les yeux et fredonne une chanson.

Richard lui parle sans cesse de Xavier Rançon, l’homme chez qui ils sont conviés. Xavier est un chirurgien brillant, descendant d’une longue lignée de chercheurs et de médecins renommés. « Un type qui a une éthique », a tenu à préciser Richard. Et Adèle a répondu, pour lui faire plaisir : « Je serais ravie de le rencontrer. »

Le taxi les dépose devant les grilles d’une allée privée. « La classe ! » s’enthousiasme Richard. Adèle aussi trouve les lieux magnifiques mais elle préférerait s’étrangler plutôt que de paraître s’en émouvoir. Elle hausse les épaules. Ils poussent la grille et remontent le petit chemin pavé jusqu’à la porte d’une villa étroite, sur trois niveaux. L’architecture Art déco a été préservée mais les nouveaux propriétaires ont ajouté un étage sur lequel ils ont installé une large terrasse arborée.

Adèle sourit timidement. L’homme qui les accueille se penche vers elle. Il est trapu et porte une chemise blanche trop serrée qu’il a glissée dans son jean. « Bonjour, Xavier.

— Bonjour. Sophie », se présente la maîtresse de maison.

Adèle tend sa joue en silence.

« Je n’ai pas entendu ton prénom, s’excuse Sophie d’une voix d’institutrice.

— Adèle.

— C’est mon épouse. Bonsoir », dit Richard.

Ils montent des escaliers en bois clair et pénètrent dans un immense salon, meublé de deux canapés taupe et d’une table danoise des années 50. Tout est ovale et soigné. Une immense photographie en noir et blanc, représentant un théâtre cubain désaffecté, orne le mur du fond. Sur une étagère, une bougie répand une odeur rassurante de boutique de luxe.

Richard rejoint les hommes, qui se sont assis derrière le bar. Ils parlent fort, ils rient à des blagues éculées. Ils se frottent les mains en regardant Xavier qui leur verse des verres de whisky japonais.

« Une petite coupe ? » propose Sophie aux femmes qui l’entourent.

Adèle tend son verre. Elle regarde du côté des hommes et cherche une porte de sortie, une issue pour les rejoindre et fuir le groupe de perruches au milieu duquel elle se retrouve. Ces femmes ne sont rien. Elle n’éprouverait même pas de plaisir à les impressionner. Elle crève d’être là, à les écouter.

« … Alors j’ai dit à Xavier, écoute, chéri, si on veut cet étage en plus, il faut le faire ! C’est sûr, c’est trois mois de travaux mais aujourd’hui, le résultat c’est qu’on a un salon-cathédrale dans une villa en plein Paris… Les travaux ? L’horreur ! C’est un boulot à plein temps. Heureusement que je ne bossais pas. En même temps, on est tellement heureux d’avoir acheté… Quelle idée de gâcher des milliers d’euros en loyer. Ici ? Du 10, 11 000 du mètre carré. C’est effarant…

— Quoi ? Les petits ? Oh, ils dorment depuis longtemps ! On est un peu stricts sur les horaires, du coup ils ne vous ont pas attendus. Mais j’aurais aimé que vous les voyiez, ils ont tellement grandi… Marie-Lou fait du violon et Arsène commence la diversification. On a trouvé une fille géniale pour les garder. C’est une Africaine, très sympa. Elle parle bien français… Oui, elle a des papiers. Sans papiers, ça ne me dérange pas pour le ménage ou pour des petits travaux, mais pour mes enfants, jamais. Ce serait irresponsable, non ? Le seul truc, c’est qu’elle fait ramadan et ça, moi, ça me dépasse. On ne peut pas garder des enfants avec la faim au ventre… Non, tu as raison, ce n’est pas raisonnable. Mais je me dis qu’elle va s’en rendre compte et arrêter d’elle-même. Et toi, Adèle, qu’est-ce que tu fais ?

— Je suis journaliste.

— Oh ! Ça doit être intéressant ! » s’exclame Sophie en resservant le verre vide que lui tend Adèle. Elle la fixe en souriant, comme on regarde un enfant timide qui hésite à parler.

« Bon, je vous invite à passer à table. »

Adèle remplit son verre de vin. Xavier, qui l’a placée à sa droite, lui prend la bouteille des mains et s’excuse de ne pas l’avoir servie. Les gens rient aux plaisanteries de Richard. Elle ne le trouve pas drôle. Elle ne comprend pas qu’il puisse retenir l’attention.

De toute façon, elle ne les entend plus. Elle est ombrageuse, amère. Ce soir, elle n’arrive pas à exister. Personne ne la voit, personne ne l’écoute. Elle n’essaie même pas de chasser les flashs qui lui déchirent l’esprit, qui lui brûlent les paupières. Elle agite sa jambe sous la table. Elle a envie d’être nue, que quelqu’un lui touche les seins. Elle voudrait sentir une bouche contre la sienne, palper une présence silencieuse, animale. Elle n’aspire qu’à être voulue.

Xavier se lève. Adèle le suit jusqu’aux toilettes, au fond d’un couloir étroit. Quand il sort, elle se met en travers de son chemin et le frôle jusqu’à sentir qu’il est mal à l’aise. Il rejoint la salle à manger sans se retourner. Elle entre dans les toilettes, reste debout devant la glace et bouge les lèvres en souriant, mimant une conversation polie avec elle-même. Sa bouche est sèche et violette.

Elle revient s’asseoir et pose sa main sur le genou de Xavier qui retire sa jambe vivement. Elle peut sentir l’effort qu’il fait pour éviter son regard. Elle boit pour s’enhardir encore.

« Vous avez un petit garçon, Adèle ? lui demande Sophie.

— Oui. Il a trois ans dans un mois.

— Adorable ! Et le deuxième, c’est pour quand ?

— Je ne sais pas. Probablement jamais.

— Oh non ! Un enfant unique, c’est trop triste. Quand je vois le bonheur que c’est d’avoir un frère ou une sœur, je ne pourrais jamais en priver mes enfants.

— Adèle trouve que les enfants prennent trop de temps, s’amuse Richard. Mais une fois qu’on sera dans notre grande maison, avec jardin, elle n’aura qu’une envie, c’est de voir gambader les enfants, n’est-ce pas, chérie ? On s’installe à Lisieux l’année prochaine. J’ai eu une proposition en or pour m’associer dans une clinique ! »

Elle ne pense plus qu’à ça. À se retrouver seule avec Xavier, pour cinq minutes seulement, là-bas, au fond du couloir où l’on entend l’écho des conversations du salon. Elle ne le trouve pas beau, ni même séduisant. Elle ne sait pas de quelle couleur sont ses yeux mais elle est certaine qu’elle se sentirait soulagée s’il glissait la main sous son pull puis sous son soutien-gorge. S’il la poussait contre le mur, s’il frottait son sexe contre elle, si elle pouvait sentir qu’il la désire autant qu’elle le désire. Ils ne pourraient pas aller plus loin, il faudrait faire vite. Elle aurait le temps de toucher son sexe, peut-être même de se mettre à genoux pour le sucer. Ils se mettraient à rire, ils retourneraient dans le salon. Ils n’iraient pas plus loin et ce serait parfait.