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Alors que le commissaire traversait à pas lents la grande salle commune, dite salle du Concile, pour déposer une fleur de forsythia sur les tables des six agents féminins de la Brigade, Danglard se précipita à sa rencontre. Le long corps du commandant, qui semblait avoir fondu jadis comme un cierge à la chaleur, effaçant ses épaules, amollissant son torse, courbant ses jambes, n’était pas adapté à la marche rapide. Adamsberg le regardait se mouvoir avec intérêt sur les longues distances, se demandant toujours s’il allait perdre un jour un de ses membres dans la course.

— On vous cherchait, dit Danglard en soufflant.

— Je rendais hommage, capitaine, et à présent j’honore.

— Bon sang, il est plus de onze heures.

— Les morts ne sont pas à deux heures près. Je n’ai rendez-vous avec Ariane qu’à seize heures. Le matin, la légiste dort. Ne l’oubliez jamais, surtout.

— Il ne s’agit pas des morts, il s’agit du Nouveau. Il vous a attendu deux heures. C’est la troisième fois qu’il reprend rendez-vous. Mais quand il arrive, on le laisse seul sur sa chaise comme un moins que rien.

— Navré, Danglard. J’avais un rendez-vous impérieux, et pris depuis un an.

— Avec ?

— Avec le printemps, qui est susceptible. Si vous le négligez, il est capable de s’en aller bouder. Et tâchez donc de le rattraper ensuite. Au lieu que le Nouveau reviendra. Quel Nouveau, au fait ?

— Merde, le nouveau lieutenant qui remplace Favre. Deux heures d’attente.

— Comment est-il ?

— Roux.

— Très bien. Cela va nous changer un peu.

— Brun en réalité, mais avec des mèches rousses à l’intérieur. Zébré en quelque sorte. C’est du jamais vu.

— Tant mieux, dit Adamsberg en déposant sa dernière fleur sur la table de Violette Retancourt. À tant faire, autant que les Nouveaux soient vraiment nouveaux.

Danglard enfonça ses bras mous dans les poches de sa veste élégante, regardant l’énorme lieutenant Retancourt piquer la petite fleur jaune dans sa boutonnière.

— Celui-ci me semble assez nouveau, trop peut-être, dit-il. Vous avez lu son dossier ?

— Par-ci par-là. De toute façon, on l’a obligatoirement à l’essai pour six mois.

Avant qu’Adamsberg ne pousse la porte de son bureau, Danglard le retint par le bras.

— Il n’est plus là. Il est reparti prendre son poste, dans le cagibi.

— Pourquoi est-ce lui qui protège Camille ? J’avais recommandé des agents chevronnés.

— Parce que lui seul supporte ce foutu placard sur le palier. Les autres n’en peuvent plus.

— Et comme il est nouveau, les autres le lui ont refilé.

— C’est cela.

— Depuis combien de temps ?

— Trois semaines.

— Envoyez-lui Retancourt. Elle est capable, elle, de tenir le coup dans le cagibi.

— Elle s’était proposée. Mais il se pose un problème.

— Je ne vois pas quel problème pourrait gêner Retancourt.

— Un seul. Elle ne peut pas se mouvoir dans le cagibi.

— Trop grosse, dit Adamsberg pensivement.

— Trop grosse, confirma Danglard.

— C’est ce format magique qui m’a sauvé, Danglard.

— Sans doute, mais elle ne peut pas se caler dans le cagibi et c’est tout. Donc, elle ne peut pas relayer le Nouveau.

— J’ai compris, capitaine. Quel âge a-t-il, ce Nouveau ?

— Quarante-trois ans.

— Et quelle tête a-t-il ?

— À quel point de vue ?

— Esthétique, séductionnel.

— Le mot « séductionnel » n’existe pas.

Le commandant passa la main sur sa nuque, comme chaque fois qu’il était embarrassé. Tout sophistiqué que fût l’esprit de Danglard, il répugnait comme tous les hommes à commenter l’aspect physique des autres hommes, feignant de n’en avoir rien vu rien remarqué. Adamsberg, lui, préférait de beaucoup savoir à quoi ressemblait celui qu’on avait laissé camper trois semaines sur le palier de Camille.

— Quelle tête a-t-il ? insista Adamsberg.

— Relativement beau, admit Danglard à regret.

— Pas de chance.

— Non. Ce n’est pas tant Camille qui m’inquiète, c’est Retancourt.

— Sensible ?

— À ce qu’on raconte.

— Relativement beau comment ?

— Construit comme un arbre, sourire en oblique et regard mélancolique.

— Pas de chance, répéta Adamsberg.

— On ne peut quand même pas tuer tous les gars de la terre.

— On pourrait au moins tuer les gars au regard mélancolique.

— Colloque, dit soudain Danglard en regardant sa montre.

Danglard était évidemment responsable de l’attribution du nom de « salle du Concile » à la salle commune où se tenaient les réunions, à cette heure une assemblée générale des vingt-sept agents de la Brigade. Mais le commandant n’avait jamais avoué son forfait. De même avait-il ancré dans la tête des agents le terme de « colloque » pour remplacer celui de « réunion », qui l’attristait. L’autorité intellectuelle d’Adrien Danglard avait tant de poids que chacun absorbait ses choix sans s’interroger sur leur à-propos. Comme un médicament dont on ne doutait pas de la bienfaisance, les nouveaux mots du commandant étaient avalés sans broncher, et si rapidement intégrés qu’ils devenaient irrécupérables.

Danglard feignait de n’être pas concerné par ces petits bouleversements du langage. À l’entendre, ces termes désuets étaient remontés du fin fond des temps pour imprégner les bâtiments, telle une eau antique suintant via le réseau des caves. Explication très plausible, avait remarqué Adamsberg. Et pourquoi pas, avait répondu Danglard.

Le colloque s’ouvrait sur les meurtres de la Chapelle et le décès d’une sexagénaire par arrêt cardiaque dans un ascenseur. Adamsberg compta rapidement ses agents, il en manquait trois.

— Où sont Kernorkian, Mercadet et Justin ?

— À la Brasserie des Philosophes, expliqua Estalère. Ils finissent.

En deux ans, la somme de meurtres tombée sur la Brigade n’avait pas encore réussi à éteindre la joie étonnée qui agrandissait perpétuellement les yeux verts du brigadier Estalère, le plus jeune membre de l’équipe. Long et mince, Estalère se serrait toujours aux côtés de l’ample et indestructible lieutenant Violette Retancourt, à qui il vouait un culte quasi religieux, et dont il ne s’éloignait guère de plus de quelques mètres.

— Dites-leur d’arriver en vitesse, ordonna Danglard. Je ne pense pas qu’ils soient en train de finir un concept.

— Non, commandant, juste un café.

Pour Adamsberg, que le rassemblement se nomme réunion ou colloque ne changeait rien à l’affaire. Peu porté aux discussions collectives et peu enclin à distribuer les ordres, ces mises au point générales l’ennuyaient si intensément qu’il ne se souvenait pas en avoir suivi une seule de bout en bout. À un moment ou à un autre, ses pensées désertaient la table et, de très loin — mais d’où ? —, il entendait venir à lui des fragments de phrases dénués de sens, concernant des domiciles, des interrogatoires, des filatures. Danglard surveillait la montée du taux de flou dans les yeux bruns du commissaire et lui serrait le bras quand celui-ci atteignait la cote d’alerte. Ce qu’il venait précisément de faire. Adamsberg comprenait le signal et revenait parmi les hommes, quittant ce que certains auraient nommé un état d’hébétude, et qui était pour lui une issue de secours vitale, où il perquisitionnait en solitaire en des directions innommées. Vaseuses, décrétait Danglard. Vaseuses, confirmait Adamsberg. On concluait sur le décès de la sexagénaire, à l’honneur des lieutenants Voisenet et Maurel qui avaient décelé l’embrouille et démontré le sabotage de l’ascenseur. L’arrestation de l’époux était imminente, le drame s’achevait, laissant dans l’esprit d’Adamsberg une traînée de tristesse, comme toujours lorsque la brutalité ordinaire croisait sa route, au coin de l’escalier.